Le détroit, un espace convoité


Vincent Herbert

La dimension sociétale est probablement ce qui distingue fondamentalement un détroit – d’origine naturelle – d’un canal – dont l’objectif initial se limite au passage de navires. Celle-ci intègre les questions de perceptions (voir "Comprendre le détroit"). Les éléments complémentaires du sociosystème permettent d’améliorer la compréhension d’un détroit : l’aspect institutionnel, l’organisation des flux au sein du détroit et la nature des aménagement des rives.

Notons que la fonction économique et stratégique initiale du canal s’ouvre à d’autres problématiques, dans le cadre des aménagements récents : par exemple, les travaux d’agrandissement du canal de Panama intègrent la construction de barrages, susceptibles d’inonder des territoires habités... 

1. Les intérêts géostratégiques, économiques et juridiques 

1.1. Le statut juridique des détroit : variété de cas 

Lors de la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, qui a débouché sur la Convention de Montego Bay en 1982, la question des détroits est certainement celle qui a soulevé le plus d’intérêts, de contestations, de questions et de négociations : la lourde densité des rapports de sessions l’atteste (Nations Unies, 1992). L’extension des eaux territoriales aux 12 milles marins a eu pour conséquence initiale de « territorialiser » et de limiter de nombreux passages servant à la navigation internationale... Cette nouvelle donne géostratégique a nécessité des aménagements du droit international de la mer. On distingue des détroits internationaux, définis comme étant des détroits faisant communiquer deux parties de haute mer ou de ZEE, constitués des eaux territoriales de pays riverains (Nations Unies, 1984) et des détroits intérieurs, appartenant à un même pays. Dans le premier cas s’applique le principe de passage en transit sans entrave ; dans le second cas, cela dépendra de l’importance du détroit, dans le cadre de la navigation internationale : selon les cas, il est possible d’appliquer le régime du droit de passage inoffensif. Selon Y. Lacoste (1995), il est désormais possible de distinguer cinq types de détroits :

Fig. 1 : la représentation spatiale du cadre juridique des détroits

1.2. L’orientation des flux : dominantes maritimes ou terrestres ?

Les flux d’un détroit comptent parmi les préoccupations majeures des usagers et des riverains de cet espace, notamment dans le domaine de la navigation maritime commerciale et militaire. Les usagers empruntent un détroit car :

Les riverains considèrent ces flux comme étant des dangers potentiels, en matière de sécurité des transports (risques d’accidents maritimes entraînant des pollutions notamment), oubliant souvent que leurs rives se développent en interceptant ces flux : Port Klang, Tanjung Pelepas et Singapour dans les détroits de Malacca, Jakarta dans le détroit de la Sonde, Algéciras à proximité du détroit de Gibraltar…

Deux axes peuvent être identifiés (fig. 12) :

Fig. 2 : Les flux directionnels, quantitatifs et qualitatifs
 

Ces axes indiquent si la nature de la fonction du détroit est davantage continentale que maritime. Les détroits danois ont une importance capitale dans l’aménagement national du Danemark. Leur importance relève surtout de faits insulaires, en relation avec leurs interconnexions, plutôt que maritimes (Corlay, 1996).

La quantité et la qualité des échanges constituant ces axes et alimentant les flux directionnels renseignent sur le rôle du détroit : citons le détroit du Pas-de-Calais réputé pour être le détroit le plus fréquenté au monde, avec une moyenne quotidienne de navires empruntant le dispositif de séparation de trafic estimée à 250 navires par jour (CROSS Ouessant, 2001). Ce chiffre ne prend pas en compte les ferries qui assurent la traversée transmanche, ni les navires de pêche ou de plaisance. Le détroit de Gibraltar voit passer 1/3 du trafic mondial d’hydrocarbures (Ménanteau & Vanney, 2002). Les types d’échanges peuvent ainsi présenter un caractère spécialisé (tra-

fic maritime d’hydrocarbures) ou polyvalent. La qualité des échanges peut varier : échanges économiques (capitaux), types de marchandises (conteneurs, vrac sec, vrac liquide...), culturels (programmes d’échanges Interreg entre la France et la Grande-Bretagne), diplomatiques (accords

des pays riverains concernant la gestion de la navigation dans le détroit, sous l’égide de l’OMI, Organisation Maritime Internationale).

Ces données endogènes permettent une mise en relation du détroit avec les espaces pro-littoraux (mers et océans) ou rétro-littoraux (prolongements terrestres des rives). Cela permet, par exemple, d’identifier l’origine et la destination des navires : 60 % des importations japonaises en matière d’énergie empruntent le détroit de Malacca (Herbert, 1999). 

2. Le détroit comme support spatial d’activités 

2.1. La nature et le poids des aménagements littoraux et maritimes 

Si les détroits fixent les routes maritimes, leurs rives sont souvent des lieux de vie et d’activités littorales. Les types d’occupations peuvent être nuls, uniformes ou multiples. Les rives de certains détroits ou pertuis ne sont pas territorialisées. Il s’agit surtout des détroits de hautes latitudes, où les conditions climatiques et la situation géographique ne permettent pas un développement d’activités : les détroits de MacMurdo, Bransfield et Antarctique, dans l’hémisphère sud et longeant les côtes antarctiques, en sont les exemples les plus extrêmes. Ils peuvent être, tout au plus, empruntés par des expéditions scientifiques. Il est possible d’identifier des détroits que l’on peut qualifier d’uniformes : ils sont homogènes. Leur utilisation reste faible ou est monofonctionnelle. Il s’agit, par exemple, de bases de pêche ou de détroits ne servant qu’à la navigation commerciale. Certains détroits grecs ou pertuis espagnols, séparant des îles vouées au tourisme, peuvent être considérés dans cette catégorie : les flux maritimes (flux de ferries) et les aménagements littoraux des Baléares ont une fonction exclusivement touristique. Le type d’occupation le plus représentatif est une occupation multiple, multipolaire, diversifiée du détroit (fig.3) : on retrouve ici des détroits reconnus internationalement, qui fixent à la fois les grands courant d’échanges maritimes et les activités littorales, avec souvent la prédominance d’un port ou d’un versant portuaire : Algéciras (Espagne) et récemment le nouveau port marocain de Tanger méditerranéen (Maroc) pour le détroit de Gibraltar, Singapour et Port Klang (Malaisie) pour le détroit de Malacca, Jakarta (Indonésie) pour le détroit de la Sonde… Les types d’occupation peuvent être identifiés comme ponctuels ou zonaux, le long de ces rives. On pourra identifier la ville d’Istanbul, sur les deux rives du Bosphore, et la région de la Rangée du Nord (Northen Range), qui intègre la Manche et le pas de Calais... Les aménagements littoraux et maritimes peuvent avoir un impact paysager non négligeable : les Dispositifs de Séparation de Trafic canalisent les flux maritimes, donnant, de la côte, l’image d’une autoroute de navires « montant » ou « descendant » le détroit. La présence d’installations de sécurité complète ce dispositif en mer comme à terre (bouées lumineuses, phares...). Ces détroits connaissent aussi d’autres usages, comme la pêche ou le tourisme… 

Fig. 3 : Types d’occupation du détroit :

 

La répartition des activités peut donner lieu à une analyse des pôles d’attraction qui mettent en valeur (développement économique et social) ou en danger (risques de pollution) certaines portions des rives du détroit. Cela conditionnera, en partie, ses caractéristiques spatiales, comme les formes d’occupation littorale par exemple. 

2.2. Le degré d’asymétrie entre les rives

Dans le cas de détroits à occupation multiple, on constate la prédominance d’une rive par rapport à l’autre, en matière d’aménagements portuaires (la rive orientale du détroit de Malacca est plus développée que sa rive occidentale). 

Fig. 4 : le degré d’asymétrie des rives d’un détroit

 

Le référentiel d’équidistance peut varier, puisqu’il peut s’agir de l’équidistance géométrique entre les deux rives, mais il peut s’agir aussi des statuts territoriaux ou institutionnels du détroit et de ces rives… L’asymétrie est source d’échanges, formels ou informels, dans différents secteurs d’activités. Dans le domaine économique, le détroit de Piombino accueille essentiellement des flux assurant, de façon unilatérale, l’alimentation de l’île d’Elbe. Dans le domaine social et démographique, l’immigration clandestine est une préoccupation majeure des détroits du Pas-de-Calais, de Gibraltar ou de Malacca, où la dissymétrie est fortement marquée par la présence d’une rive économiquement plus développée que l’autre. Le détroit de Gibraltar a la particularité d’être à la croisée du continent africain et du continent européen, et marque la problématique de dimension mondiale des relations entre les pays du « nord » et les pays du « sud »… La question des frontières est aussi un élément d’explication de l’asymétrie entre deux rives. Ces frontières peuvent être politiques, institutionnelles et culturelles : de part et d’autre du détroit de la Sonde, les habitants de Sumatra ne s’identifient pas aux Javanais... Il faut signaler que les frontières institutionnelles influencent les données disponibles d’un territoire. Certaines campagnes de suivi de la faune sous-marine s’arrêtent aux limites des eaux territoriales nationales, marquées par la ligne équidistante entre les rives. Cela ne facilite pas l’uniformisation des données statistiques d’un espace cohérent (étude malaisienne des ressources halieutiques dans le détroit de Malacca, V. Herbert, 1999).

Cependant, la présence de liens fixes aide à modifier ou tend vers un équilibre entre les deux rives : c’est le cas des détroits danois où les nombreux ponts ont développé certaines rives jusqu’alors peu exploitées (Corlay, 1996). 

3. Le détroit, lieu de vie, espace territorialisé 

3.1. Un lieu territorialisé 

Un détroit ne se limite pas au seul secteur du transport maritime, puisque d’autres activités viennent se greffer dans son espace. La pêche implique un investissement humain quotidien dans le détroit, comme l’activité halieutique. La relation aux pêcheries – dont la localisation exactes est souvent maintenue secrète par les pêcheurs – en est un exemple. La côte septentrionale du détroit de Malacca compte près de 30 000 pêcheurs. De nombreuses filières sont associées à l’activité halieutique, activité à caractère traditionnel, et génèrent de nombreux emplois dans les secteurs liés à la transformation, à la conservation et à la vente du poisson. Une partie de la production est transformée de manière artisanale (autolyse). De cette filière découle un territoire halieutique identifié par une culture (la nourriture est composée majoritairement de produits de la mer, et les modes de consommation sont nombreux : frais, fumé, séché...) et un système économique intégré (développement d’usines de transformation, de réduction de produits de la mer, traitement par le froid,...). Les pêcheurs jouent un rôle important dans le détroit, par leur présence constante (le jour et la nuit) et leurs déplacements entre leur port d’attache et leurs zones de pêche. Le territoire halieutique découle, aussi, de leur espace perçu (croyances : les Malais, pour la plupart, dépassent rarement les cinq milles, préférant se consacrer à une pêche côtière, plus rentable et moins risquée) et de leurs pratiques côtières et maritimes. Ce dernier aspect est encore plus visible grâce à l’étude des différentes méthodes de pêche. Au-delà des cinq milles, on trouve, par exemple, La technique du chalutage, qui dure deux heures, se renouvelle trois à quatre fois par sortie. Il arrive que les petits chalutiers sortent deux fois par jour, profitant ainsi des deux marées quotidiennes. Les pêcheurs vivent donc constamment dans et avec le détroit de Malacca : il s’agit là de l’espace vécu maritime, complété par l’espace vécu littoral, matérialisé par les nombreux villages de pêche qui longent les deux rives du détroit de Malacca (près de 150 sur la côte occidentale de la Malaisie péninsulaire). Ils sont implantés soit directement en front de mer, soit dans des estuaires ou des chenaux de marée. Les heures de pêche sont fortement dépendantes de la marée, puisque la majorité des ports sont des ports d’échouage. Les bateaux accostent pendant la haute mer et restent à sec à basse mer.

Ces villages côtiers, qui comprennent à la fois les habitations et les ports, matérialisent une région portuaire halieutique, définie par un territoire halieutique, auquel s’identifient les pêcheurs riverains. Ce fait est accentué par les conflits qui opposent, d’une part, les pêcheurs traditionnels (utilisant des barques légères – sampans –) et les petits chalutiers, et d’autre part, les pêcheurs exerçant avec une licence des pêcheurs illégaux, dans un cadre de surexploitation des stocks halieutiques. 

3.2. Territoire et concurrences 

D’autres concurrences se développent avec l’arrivée de nouvelles formes d’activités. Cette particularité est de nouveau observable dans le détroit de Malacca. L’aquaculture en eau saumâtre (notamment par sa filière pénéicole d’exportation) a connu une véritable expansion depuis le début des années 1980, surtout en zone tropicale. En raisonnant en matière d’espace, c’est-à-dire connaissant la surface occupée par l’aquaculture, nous pouvons mesurer l’importance de cette activité. L’aquaculture en bassin, de type semi-intensif, se pratique dans des zones côtières, généralement colonisées par la mangrove. L’aquaculture intensive se pratique dans des secteurs côtiers, de pleine eau, avec l’utilisation de cages flottantes. Dans le domaine de la mytiliculture, la technique de la culture suspendue est utilisée. La cérastoculture s’est développée rapidement pour devenir l’activité la plus représentative et la plus importante dans l’aquaculture malaisienne. Cette dernière est celle qui occupe le plus d’espace, puisque le naissain est réparti sur de vastes vasières côtières. Ainsi, de grandes surfaces aquacoles apparaissent et sont susceptibles d’interférer sur d’autres activités.

Un autre secteur connaît, dans cette région, un développement important, essentiellement sur la côte malaisienne : le tourisme balnéaire. La Malaisie s’est définitivement ouverte à cette activité depuis une trentaine d’années : de nouvelles infrastructures fleurissent ou s’agrandissent tout le long du détroit de Malacca (Iles Langkawi, secteurs de Penang et de Pantaï Merdeka, Pulau Pangkor, Port Dickson, Malacca). Le paysage laisse ainsi apparaître des infrastructures touristiques multiples (golfs, hôtels de luxe, bungalows résidentiels, chalets pour des budgets plus réduits, restaurants, piscines, commerces, infrastructures sportives, marinas...). Le développement de ces sites balnéaires, souvent fermés et sélectifs, pose la question de l’intégration et de la situation des populations indigènes. Les deux activités récentes, que sont l’aquaculture et le tourisme, nécessitent de l’espace (champs conchylicoles, complexes hôteliers, notamment) : elle peuvent être à la source de tension avec les communautés locales. À ces activités légales s’ajoutent des pratiques illicites, comme la piraterie, dont la réputation tient parfois autant du mythe que des faits, la contrebande et l’immigration clandestine : un véritable réseau invisible est matérialisé par un flux transversal, entre les deux rives du détroit. Les zones de mangrove sont des sites qui favorisent ces différentes pratiques. Les nombreuses activités du détroit, anciennes ou récentes, légales ou non, montrent une territorialisation forte et ancrée du détroit de Malacca. Cet espace reste une zone littomaritime de conflits entre pêcheurs, entre autochtones et promoteurs immobiliers, entre « pirates » et police maritime. Cette caractéristique est présente dans d’autres détroits. 

3.3.Le détroit : de la ligne de vie à l’espace de rupture 

Le détroit comme entité spatiale cohérente peut être aussi un seuil où le lieu de vie devient un espace de rupture (fig. 15). Il est souvent considéré par cette approche. Trois thématiques, assimilables à des situations de crise, rappellent l’effet de seuil, le caractère frontalier et la nécessité d’une considération multiscalaire des détroits internationaux : le risque de pollution maritime, les activités illicites et les concurrences territoriales. 

Fig. 5 : le détroit, espace de rupture

 

   

Les flux longitudinaux, croisant les flux transversaux (transmanche de la ligne Douvres-Calais) peuvent être à la source d’accidents maritimes. Ce fut le cas du Tricolor, « car carrier » norvégien, qui s’est échoué à proximité du dispositif de Séparation de Trafic (entrée Nord-Est, au large de Dunkerque), le 14 décembre 2002, suite à une collision avec le Porte-conteneurs Kariba, battant pavillon des Bahamas. Cet accident a eu comme impact plusieurs conséquences, dont de nouveaux accrochages, deux autres navires venant percuter l’épave qui affleurait à marée basse, et une pollution maritime sur les rives du détroit (France, Belgique, Angleterre) (Herbert & Louvet, 2006). L’événement a été définitivement maîtrisé en quelques mois : la gestion terrestre des pollutions s’est achevée en septembre 2003, sans déclenchement de plan national, et la récupération de l’épave découpée s’est effectuée au printemps et s’est achevée durant l’été 2003. De surcroît, le représentant de l’armateur du navire a assumé ses responsabilités, en participant au financement des opérations de nettoyage. Cet événement, qui aurait pu être plus grave, rappelle que le risque maritime est constamment présent dans un détroit international. Une pollution majeure, notamment par hydrocarbure, pourrait être une source de blocage de la navigation maritime. La deuxième illustration concerne les flux transversaux et illégaux : il est fait référence à la question des trafics illicites de marchandises et de l’immigration clandestine, abordée supra. Il convient de rappeler que les détroits constituent des liens continentaux, et, à ce titre, représentent des passages « privilégiés » lorsque l’État d’une rive présente des caractéristiques différentes de celui de la rive opposée. En souhaitant atteindre l’Angleterre, les immigrés clandestins, souvent en provenance de zones en états de guerre (Kurdistan irakien, Afghanistan, Erythrée, Somalie depuis quelques années), arrivent à une situation de blocage à Calais et dans ses environs, leur statut ne leur permettant pas d’entrer librement en Angleterre. En attendant de saisir une opportunité de passage (en général par infiltration dans un camion qui emprunte un ferry à destination de l’Angleterre), ces migrants vivent dans des camps de fortune, dans les environs de Calais. La situation sanitaire est telle qu’un centre de la croix rouge française fut installé en 1999 à proximité de la ville-port (commune de Sangatte). Depuis sa disparition, imposée par le Ministère de l’intérieur en 2002, de nouvelles formes d’occupations se sont développées dans la région : camps précaires et conditions de vie extrêmes, à proximité du port et du tunnel. Un site, surnommé « la jungle« démantelé en septembre 2009, constituait le lieu symbolique mais effectif de rassemblement des candidats à la traversée. Cette situation de forte tension (conflits entre les migrants d’origines variées, affrontements entre les représentants de l’État, les élus locaux et le milieu associatif...) matérialise de manière extrême mais réelle la frontière physique et administrative d’un détroit. Enfin, les conflits opposant les pêcheurs de Boulogne-sur-Mer, premier port de débarquement français, et la politique des quotas définis dans le cadre de la politique des Taux de Capture Admissibles de l’Union Européenne conduisent à dessituations de blocage maritime. Régulièrement, les pêcheurs manifestent leur mécontentement, concernant les quotas de pêche. En 2009, le prix du gazole était aussi mis en cause, la profession estimant la nécessité de bénéficier de conditions financières adaptées au métier de la pêche. Les moyens utilisés sont multiples : blocage des ports et des zones industrialo portuaires (raffineries de Dunkerque, Capécure, lieu de transformation des produits de la mer à Boulogne-sur-Mer). Mais le phénomène le plus significatif est le blocage du transmanche et de la circulation maritime dans le rail de séparation de trafic. Ainsi, plusieurs opérations « bigorneau » se sont déroulées en 2008 (mai, juin, octobre) et 2009 (avril notamment). Les marins pêcheurs varient leurs actions : passage du rail montant à contresens, vitesse limitée à 3 nœuds (la norme étant 15 nœuds). Ces actions ont pour conséquences d’accentuer le risque d’accidents dans le détroit, et de bloquer le départ des ferries entre Calais et Douvres.

Ici, les interrelations maritimes du local et du global apparaissent nettement, avec des interactions qui s’établissent entre le niveau local (aspect social de la pêche), national (intervention de l’État), et international (politique européenne de la pêche, trafic maritime mondial...). En effet, le fait de bloquer un détroit servant à la navigation internationale est une entrave à la réglementation internationale et droit de la mer. La France a donc le devoir d’assurer la libre circulation dans le détroit ! La figure 16 expose les différentes échelles d’acteurs qui interviennent dans cette situation conduisant à bloquer le pas de Calais :

- les pêcheurs, par l’intermédiaire des syndicats et des comités des pêches, avec le Ministère français de l’Agriculture, demandent à l’Union Européenne de modifier les quotas ;

- l’Union Européenne rappelle qu’une éventuelle aide économique relève de la compétence de l’État français ;

- l’OMI (Organisation Maritime Internationale) demande à l’État français d’être garant de la libre circulation maritime dans le détroit du Pas-de-Calais (Convention du droit de la mer) ;

- les compagnies maritimes transmanche (LD Lines à Boulogne, P&O et Sea France à Calais) demandent, par le biais des tribunaux administratifs, des dommages et intérêts ;

- l’État français peut faire respecter la loi, au niveau national, avec le Ministère de l’Intérieur (éventuellement déblocage des ports), et au niveau international avec la Préfecture maritime et la marine nationale (assurer la libre circulation et la sécurité maritime dans le détroit). 

 

Le détroit, bras de mer d’origine naturelle, resserré entre deux côtes, est un produit social, évolutif, organisé en structures spatiales visibles dans le paysage, qui peut répondre à une ou plusieurs fonctions (V. Herbert, 2006). La variété et la diversité géographique des détroits conduisent à une richesse de thématiques. La question de la perception intègre les concepts d’échelle, de symétrie, de temporalité. Leur morphologie va influencer les effets de continentalité et de maritimité. Le statut juridique des détroits va influencer leur niveau stratégique et économique. Inversement, ce statut reflète leur degré d’importance dans ce domaine, à l’échelle mondiale. Enfin, les formes et types d’occupation de leurs rives et de leur partie maritime vont conditionner les dynamiques littorales locales. Le détroit est constitué de deux finisterres entre deux mers, où l’eau et la terre se rencontrent de façon structurée. Il matérialise la chronique de vies parallèles, qui se situent sur l’interface littorale, qui sont en cohabitation quotidienne. Sa situation de double interface peut conduire de la fluidité au blocage des flux de navires, de marchandises et humains. Le plus souvent, ces vies parallèles se croisent, échangent : c’est la vocation même des liaisons transverses, par bateau ou par liens fixes (ponts du Bosphore, tunnel sous la Manche). Les institutions peuvent aussi favoriser le rapprochement : c’est la vocation des programmes Interreg, initiés par l’Europe : le dernier en date s’intitule « Entre deux-mers »... 

 

Références bibliographiques :

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