Avant : une fluidité optimale
Frédérique Turbout, Pascal Buléon, Chris Drew
Remarques préalables :
Le trafic fret entre le Royaume-Uni et la France est assuré par deux modes de transit différents : le tunnel sous la Manche, via les navettes, les trains spéciaux dédiés au transit des unités de fret (camions et/ou remorques) et les liaisons ferry régulières entre les différents ports ferry de la Manche.
Ces deux types de transit des unités de fret seront traitées, dans un premier temps, indépendamment l'une de l'autre, les modalités de chargement (délais, rotations, nombre d'unités chargées) étant très différentes.
Données ports et CCI, décembre 2017, total annuel. Il s’agit des données comptabilisées dans les ports français.
Temps de station au port du ferry : 90 minutes. Ce temps a été retenu comme délai potentiel moyen de chargement des passagers, véhicules et marchandises.
Liaison ou traversée : on entend par «liaison» ou «traversée», un trajet port à port (Exemple : un trajet aller Caen-Portsmouth)
Rotation : on entend par «rotation», un aller-retour port à port (exemple : Caen-Portsmouth / Portsmouth-Caen)
Les estimations sont calculées sur la base des données 2017. Les résultats ont été arrondis par faciliter la compréhension.
Le nombre de jours retenu pour une année et le calcul de la moyenne annuelle est fixé à 365 jours, certains ferries assurant des liaisons tous les jours de la semaine.
Sur l'ensemble de la Manche, le nombre de liaisons ferry quotidiennes assurées par les compagnies maritimes opérant dans la zone sont au nombre de 62, l'essentiel de ces liaisons, soit 51 d'entre-elles, étant concentrées dans le Détroit. Les compagnies opérant dans la zone Manche sont aujourd'hui peu nombreuses. De 7 en 1997, leur nombre s'est réduit à 6 en 2017, mais en réalité ce sont seulement trois compagnies qui se partagent les liaisons vers l'Angleterre, les trois autres compagnies assurant les liaisons vers l'Irlande et les Îles anglo-normandes.
Cette concentration du trafic entre quelques opérateurs a éliminé les petites compagnies comme Stena Line ou Sally Line, et concentré les trafics sur le Détroit et quelques uns des ports transmanche. Au total, pour l'année 2017 qui nous sert de référence dans cette étude, le trafic d'unités de fret au départ des ports français transmanche atteint 2 849 564 unités, et sur ce total les ports de Dunkerque, Calais, Caen et Cherbourg assurent le transit de 2 758 377 unités, soit 97 % du trafic de la zone. Parmi ces quatre ports ferry, Calais et Dunkerque assurent eux-mêmes 91 % du trafic de la zone. Ce chiffre s'explique en grande partie par la géographie même de l'espace Manche. Tous les ports de présentent pas les mêmes conditions d'accès et les délais de traversées de la mer de la Manche imposent des rotations plus ou moins nombreuses. Ainsi dans le Détroit, large de moins de 45 km, les rotations entre Calais et Douvres se font à une cadence élevée : P&O propose ainsi une liaison toutes les heures, DFDS assure 15 liaisons journalières ; à quelques kilomètres plus au Nord, alors que la distance augmente entre les rives, Dunkerque propose 12 liaisons journalières à destination de Douvres. Cette situation de détroit facilite ainsi le cadencement et l'organisation portuaire des zones d’accostage des ferries qui fait fortement penser aux parkings autoroutiers. Le principe est le même, comme l'illustrent les photographies ci-dessous :
Sur les autres routes des ferries, les distances entre les deux rives augmentent, passant ainsi d'environ 100 kilomètres en Manche centrale à plus de 160 en Manche Ouest. De fait les temps de traversées sont allongés et sont difficilement compressibles, à moins de développer un transport rapide. Ce dernier type existe déjà, en période estivale uniquement via des ferries adaptés (catamarans, fastships...), sur quelques liaisons, essentiellement au départ de Cherbourg. Elles ne transportent pas ou peu d'unités de fret, leur vocation étant essentiellement de renforcer une offre touristique de transport passagers durant l'été.
Ainsi au départ des ports français, le trafic est organisé comme suit :
Compagnie et routes maritimes | Durée moyenne de traversée | Nombre de rotations journalières |
Brittany Ferries | ||
Caen - Portsmouth | 5 h 45 jour - 7 h nuit | 3 |
Le Havre – Portsmouth | 4h30 jour - 7 h nuit | 1 |
Cherbourg - Poole | 2 h 45 (rapide) - 4 h | 1 |
Cherbourg - Portsmouth | 3 h (rapide) | 1 (avril à sept.) |
Roscoff - Plymouth | 6 h jour - 8 h nuit | 2 |
Saint-Malo - Portsmouth | 10 h 45 | 1 |
DFDS Seaways | ||
Calais - Douvres | 1 h 30 | 15 |
Dieppe - Newhaven | 4 h | 1 |
Dunkerque - Douvres | 2 h | 12 |
P&O Ferries | ||
Calais - Douvres | 1 h 30 | 24 |
Dans le cadre d'un Brexit "dur", le problème principal qui se pose en terme de transport fret ferry réside dans l'augmentation potentielle des délais de chargement. Nous l'avons vu dans la planche précédente, la situation actuelle est optimale, les délais d'attente sont raccourcis au maximum et le trafic entre les deux rives de la Manche, tant dans le détroit qu'au départ des autres ports ferry est fluide. La perspective du Brexit impose de prendre en compte un allongement des délais de chargement des ferries, compte tenu du renforcement annoncé des contrôles de sécurité et des contrôles sanitaires des biens et des personnes. Dès lors, un allongement des délais modifie fortement la situation actuelle de fluidité optimale. Tout le modèle économique repose aujourd'hui sur la fluidité des échanges entre le continent et le Royaume-Uni. La France et ses régions transfrontalières maritimes de l'espace Manche sont en première ligne, elles sont en quelques sortes les têtes de pont du reste de l'Europe et 60 % des tonnages européens échangés avec le Royaume-Uni transitent par les installations françaises. Quels sont les ports pour lesquels la situation risque de se tendre fortement ? Quels sont les potentiels reports de trafic des transporteurs confrontés à des situations de saturation probables de certains ports ? Tous les scénarios peuvent et doivent être envisagés pour penser différemment à l'échéance prévue de sortie de l'Union Européenne du Royaume-Uni, et à plus long terme, les modalités du transport maritime entre les deux rives de cet espace transfrontalier maritime Manche.
Compte tenu de la fréquence des rotations, des quantités d'unités de fret (camions et remorques) transportées sur une année, il est possible de rapporter ces données globales à la fréquence journalière et d'estimer ainsi le nombre moyen d'unités de fret chargé à chaque traversée de ferry, selon la route empruntée. Cela permet d'estimer un temps moyen de chargement, puis en fonction des possibles reports de trafic, d'estimer l'augmentation des délais de chargement et les éventuels problèmes de stockage des camions en attente dans les zones portuaires et de saturation du trafic routier à l'approche des ports ferry. L'enjeu est loin d'être négligeable, car aux problèmes de fluidité des trafics s'ajoute celui de l’approvisionnement des marchés et par effet ricochet d'une possible fragilisation des économies locales de l'espace Manche, par rupture de la chaîne de transport.
Les données disponibles auprès des ports et des différents opérateurs ferry ont permis de construire les évolutions présentées dans le tableau ci-dessous. Ces évaluations se basent sur les données 2017, elles peuvent évidemment variées de quelques unités, toutefois elles offrent la possibilité de mesurer les enjeux en matière de transport fret maritime en cas de "no deal".
Route (port français vers port anglais) | Roscoff - Plymouth | Saint-Malo - Portsmouth | Cherbourg - Poole | Caen - Portsmouth | Le Havre-Portsmouth | Dieppe - Newhaven | Calais - Douvres | Dunkerque - Douvres |
Compagnies | Brittany Ferries | Brittany Ferries | Brittany Ferries | Brittany Ferries | Brittany Ferries | DFDS Seaway | P&O et DFDS Seaway | DFDS Seaway |
Nombre départs ferry / jour | 2 | 1 | 3 | 3 | 1 | 1 | 39 | 12 |
Nombre de départs ferry / an | 730 | 365 | 1095 | 1095 | 365 | 365 | 14235 | 4380 |
Nombre d'unités de fret 2017 | 5007 | 9000 | 51891 | 104404 | 31565 | 45615 | 1990082 | 612000 |
Nombre moyen d'unités de fret / ferry | 7 | 25 | 47 | 95 | 87 | 125 | 140 | 140 |
Nombre moyen d'unités de fret chargés / jour | 14 | 25 | 142 | 190 | 87 | 125 | 5460 | 1676 |
Temps moyen de chargement / unité | 1 toutes les 13 minutes | 1 toutes les 3,6 minutes | 1 toutes les 2 minutes | 1 toutes les 56 secondes | 1 par minute | 1 toutes les 43 secondes | 1 toutes les 38,5 secondes | 1 toutes les 38,5 secondes |
Les résultats ci-dessus témoignent de la concentration des trafics et des délais de chargement sur les lignes du détroit. Ils illustrent également la fréquentation même de ces lignes par les transporteurs routiers qui privilégient les liaisons en Manche Est et dans le détroit. Le cadencement du chargement des unités de fret est rendu possible par des installations adaptées au passage rapide des camions et remorques et à des contrôles allégés même si le Royaume-Uni n'appartient pas à espace Schenguen.
La mise en place de contrôles renforcés posent différentes questions et soulèvent de nombreuses interrogations, auprès des autorités portuaires, auprès des transporteurs et plus généralement auprès de l'ensemble du tissu économique régional, national et international.
Renforcer les contrôles sanitaires et phytosanitaires est une obligation pour éviter tout risque de crise sanitaire. Renforcer les contrôles des marchandises, mais aussi des personnes est également une obligation imposée par la sortie même du Royaume-Uni de l'UE. L’État français par la voix de son Premier Ministre Edouard Philippe promet de renforcer le dispositif en créant 580 emplois supplémentaires pour assurer les contrôles douaniers, vétérinaires et de police aux frontières. Quelles seront les formes de ces contrôles, seront-ils allégés dans un premier temps, renforcés par la suite quand la sortie sera définitive en 2022 ? À quelles obligations administratives devront se plier, non seulement le transporteur routier, mais l'ensemble de la chaîne, du chargeur au conducteur, en passant par le commissaire de transport ou le représentant en douane ?
Ces nouvelles formalités douanières vont engager les responsabilités des transporteurs. Le chauffeur devra t-il s'assurer avant de charger une marchandise que toutes les formalités de douane ont bien été réalisée par le chargeur (l'expéditeur de la marchandise) ? Le risque est en effet, pour le conducteur, de se trouver bloquer au passage en douane si toutes les formalités ne sont pas remplies correctement. Les déclarations en douane, formalités parfois lourdes, posent problème. Les transporteurs argumentent que les grandes entreprises auront les moyens de créer des postes de déclarants en douane, mais que les PME et TPE n'auront pas toujours la possibilité financière de faire de même.
Ces contrôles renforcés vont également entraîner assurément un allongement des délais d'embarquement sur les ferries. Cet allongement risque de provoquer des encombrements importants de la voie publique à proximité des zones d'embarquement, si aucune mesure de stockage en amont des contrôles des camions, n'est envisagée préalablement. Il faut aménager ces espaces ce qui représente un coût non négligeable pour les concessionnaires des ports. Il est à l'heure actuelle estimé entre 50 et 60 millions d'euros. Dans le cas de l'espace Manche, côté français, Eurotunnel a la charge du Tunnel, l’État a la charge des Grands Ports Maritimes du Havre et de Dunkerque, les régions et départements étant en charge des autres ports décentralisés. Ce sont à ces différents concessionnaires qu’incombera la responsabilité de créer des espaces dédiés au stockage des camions et remorques en attente d'embarquement. Le problème est également d'identifier des espaces disponibles à proximité des zones portuaires permettant de telles concentrations d'unités de fret. Les très fortes pressions qui s'exercent d'ores et déjà sur les espaces littoraux et particulièrement sur les espaces portuaires dans l'espace Manche viennent compliquer la donne. Les ports français se préparent pourtant à ces éventualités aidés en cela par l’État français qui, dans le cadre de la loi d'habilitation du 19 janvier 2019, à par ordonnance, permis de réduire les délais de construction des installations portuaires, des aéroports et du Tunnel. Les ports construisent donc activement des espaces de contrôle et de stokage dans l'éventualité d'un Brexit "dur".
D'autre part, l'allongement des délais d'embarquement pose le problème du surcoût occasionné par l'attente des chauffeurs. En France, les délais d'attente des chauffeurs sont rémunérés. Qui dans la chaîne de transport est prêt à assumer ce coût supplémentaire ?
Toutes ces interrogations suscitent de fortes inquiétudes chez les professionnels des transports. Même si les ports français ont engagé de réels efforts pour garantir un service fluide au lendemain du Brexit, il subsiste des inconnues, notamment côté anglais. L'un des argument des voisins britanniques est que si les encombrements sont trop importants dans les ports anglais, particulièrement à Douvres, il leur est souvent impossible de rebrousser chemin, la configuration du port ne le permettant pas, et il ne reste donc plus qu'une seule solution, effectuer les contrôles en France au moment de leur débarquement pour éviter une situation de blocage total. Les autorités britanniques ont effectuer des tests "grandeur nature" et les résultats sont très pessimistes. Le Dr Han De l'Imperial College of London a simulé des prévisions concernant les possibles encombrements des autoroutes britanniques convergeant vers les ports transmanche et les résultats indiquent que deux minutes d'attente supplémentaire à la frontière engendreraient une file d'attente de quelques 29 milles, soit près de 46 kilomètres ! Cette situation extrême congestionnerait la circulation de tout le sud anglais, et particulièrement du comté du Kent. Si ces résultats sont fréquemment critiqués, tant côté anglais que français, il n'en demeure pas moins que les situations vont être tendues dans les prochains mois.
A l'heure actuelle, sur les lignes les plus fréquentées de Calais-Douvres et Dunkerque-Douvres, les temps de chargement des navires sont inférieurs à une minute en moyenne et ne dépassent pas ce délai en Manche centrale. Même si les temps calculés dans le tableau n°2 sont donnés à titre indicatif, ne tiennent pas compte des fluctuations saisonnières du trafic et sont purement arithmétiques, ils témoignent du cadencement optimal actuel pour lequel il semble confirmé que la seule augmentation de quelques minutes du temps de chargement occasionnerait des tensions aux abords des zones portuaires.
Cette saturation prévisible soulève également le problème de l'approvisionnement du marché britannique. Les secteurs industriels fonctionnant à flux tendus, avec des stocks de pièces détachées ou de marchandises ne dépassant pas le plus souvent les quelques jours, voire la journée, il est évident que le moindre accroc dans un système bien huilé, créera des réactions en chaîne. Le risque est le blocage des chaînes de production et les possibles pénuries de certains produits.
Enfin, pour compléter cette première analyse, et faire le lien avec le second secteur d'activité qui risque d'être fortement impacté par le Brexit, la pêche, il convient de s’intéresser au transport des produits de la mer. Un récent audit des professionnels du transport par la commission du Sénat en charge du Brexit mettait en lumière un point important : une grande partie des produits de la mer transite par le trafic fret transmanche. Il a été décidé que le port de Boulogne-sur-Mer centraliserait les formalités de contrôle de ce type de marchandises. Dès lors se pose la question, pour les chauffeurs, de leur éventuel déroutage vers le port de Boulogne afin de se soumettre aux contrôles sanitaires et phytosanitaires, avant d'embarquer sur un ferry à destination du Royaume-Uni. Cette obligation ne serait pas sans conséquence sur l'engorgement du trafic autoroutier côté français.
Pour conclure sur cette première approche des enjeux en matière de transport fret transmanche au départ des ports français, il faut s'attendre dans les prochains mois à une tension du trafic sur les lignes ferry dans la zone. Les autorités portuaires côté françaises se disent aujourd'hui prêtes à accueillir le flot de camions et à effectuer les contrôles nécessaires, l'inconnue se situe plutôt de l'autre côté de la Manche.
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