Le transport de matières dangereuses dans l'espace Manche


Frédérique Turbout

L'espace Manche est un formidable couloir de circulation maritime où transite au quotidien des dizaines de navires de toutes sortes transportant des marchandises variées sous forme liquide, solide, en vrac ou en conteneurs.

En moyenne depuis dix ans, entre 120 et 200 navires entrent ou sortent de ce couloir chaque jour. Ces navires de plus de 300 tjb1 ont obligation de déclarer leur route et la dangerosité de leur cargaison en empruntant les dispositifs de séparation du trafic (DST)2, ces autoroutes contrôlées qui jalonnent l'espace Manche. À l'image du contrôle aérien, le système de navigation en Manche est scruté par les yeux des hommes des Centres opérationnels de surveillance et de sauvetage, les CROSS, qui ponctuent le littoral côté français et leurs homologues britanniques, les Maritime Rescue Coordination Center ou MRCC ; ils préviennent et mobilisent les moyens de secours en cas d'avarie d'un navire.

Au-delà de cette mission cruciale de sauvetage, ils assurent également le suivi des cargaisons, dont celles qui peuvent présenter des risques majeurs en cas d'accident. L'espace Manche compte 3 CROSS côté français et 5 MRCC côté britannique. Les navires ont obligation de déclarer aux CROSS, les quantités de matières dangereuses transportées. Sur la base de ces relevés, il est alors possible d'établir une analyse de l'évolution de ces transports à risque dans l'espace Manche, de mesurer ce que représente chaque classe de marchandises et de suivre son évolution sur un peu moins d'une décennie, de 2008 à 2016. Cependant, il faut noter que les sources officielles mobilisées – les rapports et bilans annuels des CROSS – ne sont pas homogènes et présentent parfois des lacunes dans la communication des résultats concernant le transport des marchandises classées IMO. Aussi, avons-nous souhaité centrer cette analyse sur les seuls résultats enregistrés par le CROSS Jobourg. Nous comparerons cependant les résultats de l'année 2011 entre les trois CROSS de la zone de responsabilité Manche – mer du Nord, et pour l'année 2016, ceux du CROSS Jobourg et Corsen. À travers ces analyses, nous interrogerons à la fois l'intensité du trafic et la nature des marchandises classées IMO transportées. Cet état des lieux permettra de mesurer l'importance de ce trafic au sein de ce couloir maritime s'affichant comme l'un des plus fréquentés au monde.

1. État du trafic maritime

1.1. Codage international de marchandises dangereuses et relevé des déclarations

Le transport de marchandises dangereuses et de polluants à bord des navires est placé sous la double réglementation de la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie en mer (SOLAS) et la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL). Sur la base de ces deux conventions, un comité d'experts des Nations Unies a dressé une classification des marchandises à risque. Le niveau de dangerosité des marchandises transportées est ainsi classé en 9 catégories nommées IMO 1 à 9. La catégorie 1 correspond aux explosifs, la 2 aux gaz, les 3 et 4 aux liquides et solides inflammables, la catégorie 5 aux oxydants, les catégories 6 à 8, aux matériaux toxiques, radioactifs ou corrosifs et la catégorie 9 aux substances diverses.

Depuis le 1er décembre 2000, la résolution du Comité de sécurité maritime (MSC) de l'Organisation maritime internationale (OMI) oblige les navires de plus de 300 tjb à signaler systématiquement aux différents CROSS leur identité, leur pavillon et immatriculation, leur itinéraire et la catégorie d'appartenance des marchandises transportées à bord. Ces relevés de déclaration sont recensés par les différents CROSS ; en Manche, les CROSS Corsen, au nord de Brest, Jobourg à la pointe du Cotentin et Gris-Nez à hauteur du détroit du pas de Calais assurent cette mission de surveillance.

Localisation des trois CROSS en Manche

 

1.2. Un trafic intense

Les relevés des déclarations des navires de plus de 300 tjb rendent compte du trafic moyen annuel enregistré en Manche. On ne peut cependant pas mesurer la totalité du trafic entrant-sortant de ce couloir maritime, certains navires s’arrêtant avant de franchir le détroit et reprenant la route après escale vers le grand large Atlantique. On estime cependant que ce sont entre 73 000 et 75 000 navires qui transitent chaque année par la Manche. 20 % du commerce maritime international passe ainsi par le couloir de la Manche ce qui situe cet axe maritime au second ou premier rang selon les années, des passages maritimes les plus fréquentés, à concurrence directe avec le détroit de Malacca. Dans ce contexte, on comprend l'importance de sécuriser le trafic maritime et de contrôler les risques potentiels quant au transport de matières dangereuses.

Les trafics moyens journaliers observés en Manche rendent compte de l'intensité de ce trafic maritime dans ce couloir étroit et peu profond. En moyenne ce sont entre 120 et 200 bateaux qui se déclarent quotidiennement à l'un des trois CROSS de la zone. Au niveau de Corsen, le trafic moyen journalier est de l'ordre de 117 bateaux (2015), de 161 à Jobourg en 2016 et de 200 au niveau de Gris-Nez (2015). Ces chiffres moyens correspondent à des enregistrements de près de 42 000 navires de plus de 300 tjb au niveau de Corsen, de 58 000 au niveau de Jobourg et de 72 000 au niveau du détroit. Ce résultat situe donc ce couloir maritime en seconde place des passages maritimes les plus fréquentés au monde, juste derrière le détroit de Malacca.

Évolution du trafic annuel en Manche (navires de plus de 300 tjb)

2. Le trafic de matières dangereuses : l'exemple de l'année 2011 dans les trois CROSS

Le trafic de matières dangereuses est un composant majeur du trafic maritime dans le monde et donc dans le couloir de la Manche. De nombreux navires en provenance des pays producteurs de pétrole empruntent ce couloir pour décharger leur cargaison dans les ports pétroliers de la zone ou dans ceux du Range Nord. Ce sont donc les liquides inflammables (composés essentiellement de pétroles, fuels et dérivés) qui composent l'essentiel du trafic de matières dangereuses dans la zone. Quelques trafics peuvent apparaître surprenants par leurs volumes, comme ceux concernant les explosifs déclarés au CROSS Corsen mais ils témoignent encore une fois de l'importance des industries chimiques dans la zone Manche – mer du Nord. Enfin, la catégorie IMO 9 désignant les marchandises diverses à risque potentiel est également l'une des plus importantes avec plus de 192 millions de tonnes déclarées au CROSS Corsen en 2011. Si cette catégorie ne permet pas de rendre compte du type de marchandises transportées, elle n'en reste pas moins révélatrice de la grande diversité des marchandises transportées et de leur dangerosité.

Notons enfin que les matériaux radioactifs représentent la plus faible quantité de marchandises déclarées mais que ces chiffres peuvent illustrer la présence de l'usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague, dans le nord Cotentin et les flux qui y ont transité pour la seule année 2011.

Au total pour cette année 2011, 242 millions de tonnes de marchandises dangereuses ont été déclarées au CROSS Corsen, 330 millions de tonnes à Jobourg et 142 millions de tonnes au CROSS Gris-Nez. Ces totaux non cumulables les uns aux autres, les marchandises pouvant être déchargées et chargées dans les ports situés entre deux CROSS, témoignent de l'importance de ce type de trafic, les liquides inflammables y occupant une large place.

Loin d'être négligeable, ce trafic de marchandises à risque est une donnée incontournable du trafic maritime en Manche. Les dispositifs de surveillance et de suivi du trafic des navires permettent d'en assurer la sécurité et le contrôle tout au long de leur remontée ou de leur descente du couloir de la Manche. Si le risque est élevé il est néanmoins maîtrisé.

Connaître la dangerosité des cargaisons transportées est indispensable pour mettre en place les moyens de sauvetage des hommes et des navires et les systèmes de lutte contre les possibles pollutions en cas d'avarie. L'histoire des pollutions maritimes en Manche et à proximité permet de mesurer les progrès en matière de sécurité maritime et de lutte contre les pollutions réalisés dans ce domaine, souvent a posteriori de graves crises environnementales (Amoco Cadiz, Erika, Ievoli Sun, Tricolor...).

Le trafic des matières déclarées en classes IMO pour l'année 2011 donne une photographie du trafic annuel dans la zone et permet de prendre la mesure de la dangerosité de cette zone mais tout autant de souligner l'efficacité des moyens de suivi et de contrôle.

Répartition des volumes de matières dangereuses déclarées par classes IMO dans les différents CROSS de l'espace Manche en 2011
Classes IMO Corsen Jobourg Gris-Nez
IMO 1 - Explosifs22 210 477475 896182 773
IMO 2 - Gaz322 46925 343 9441 825 726
IMO 3 - Liquides inflammables11 513 016271 459 871131 087 400
IMO 4 - Solides inflammables7 383 0453 074 3011 350 027
IMO 5 - Oxydants23 1233 947 780573 740
IMO 6 - Matériaux toxiques2 259 4122 991 2221 015 197
IMO 7 - Matériaux radioactifs2 873 02722 68920 691
IMO 8 - Matériaux corrosifs3 773 6957 726 6293 195 047
IMO 9 - Divers192 477  81415 242 3233 620 557
Source : Bilan d'activités des CROSS, 2011.

3. Vers une baisse des trafics en 2016 ?

La crise qu'a connu le monde maritime a entraîné une baisse de trafic de marchandises dans les années 2008-2011, baisse qui tend à se stabiliser depuis. Ces trafics dont, nous l'avons vu, l'essentiel est composé de liquides inflammables sont également influencés par les échanges mondiaux de pétroles et dérivés d'hydrocarbures. Or depuis 2011, la consommation de pétrole tend à baisser en Europe, entraînant de fait, une baisse des approvisionnements et donc une moindre déclaration de tonnages à risque. Il faut également noter que la fermeture d'une raffinerie, d'une usine pétrochimique ou des grèves à répétition ont une influence directe sur la courbe des trafics maritimes. Sur la période 2008-2016, le CROSS Corsen a connu une hausse relative de son trafic d'un peu moins de 4 %, alors que ce même trafic à Jobourg n'avait progressé que de 0,6 %. Toutes les catégories IMO ont enregistré des baisses sur cette période dont les plus importantes concernent les catégories des explosifs, des solides inflammables et des matériaux toxiques. Seule la catégorie des « divers » a enregistré une hausse de quelques 21,3 %, comme par exemple au CROSS Jobourg.

Malgré ces fluctuations, le trafic tend à se stabiliser depuis 2011 et les variances entre tonnages annuels par catégorie IMO restent relativement limitées.

Répartition des volumes de matières dangereuses déclarées par classes IMO, dans les CROSS Jobourg et Corsen en 2016
Classes IMO Corsen Jobourg
IMO 1 - Explosifs387 1510
IMO 2 - Gaz12 506 018
16 341 121
IMO 3 - Liquides inflammables210 653 269
274 187 231
IMO 4 - Solides inflammables1 564 374
1 908 657
IMO 5 - Oxydants2 348 1733 201 692
IMO 6 - Matériaux toxiques1 455 4841 897 690
IMO 7 - Matériaux radioactifs9 630
36 418
IMO 8 - Matériaux corrosifs4 357 513
6 233 500
IMO 9 - Divers19 155 467
28 402 432
Source : Bilan d'activités des CROSS, 2016.
 

Le système de surveillance en Manche est à ce jour l'un des plus efficaces au monde. Entre 300 et 350 millions de tonnes de marchandises classées à risque sont déclarées annuellement au CROSS Jobourg et entre 140 et 260 millions dans les deux autres CROSS. Il y a donc fort à faire pour surveiller ces 73 000 navires qui entrent ou sortent de ce couloir de la Manche. Le trafic de matières dangereuses proprement dit évolue quant à lui au gré des rythmes ou soubresauts du commerce international et des besoins d'approvisionnements des hinterlands. Lorsque des installations employant des matières dangereuses cessent leurs activités, l'impact est immédiat sur les quantités de matières dangereuses transportées. De même, la localisation géographique de ces  installations justifie les flux de produits et matériaux dangereux empruntant le couloir de la Manche, l'un des exemples les plus significatifs étant celui du trafic de matériaux radioactifs à destination ou en provenance, entre autres, de l'usine de retraitement de La Hague. Le transport maritime reste un vecteur de marchandises, un lien entre zones de production et zones de consommation, les flux de matières dangereuses répondent à cette logique.

Enfin, il faut souligner l'enjeu sécuritaire que représentent ces flux réguliers. Cet enjeu est un défi pour nombre de passages maritimes stratégiques dans le monde, ce que l'on nomme les choke-points. La moindre crise peut poser problème et entraîner des conséquences en cascade, tant en mer, qu'à terre. En matière de sécurité des mers et des océans, le couloir de la Manche est un exemple à suivre. Le système de suivi des navires, le contrôle des cargaisons et les moyens d'intervention à disposition des États côtiers sont un atout majeur, et plus encore, la stabilité politique de la zone, permettent de garantir la sécurité du transport de matières à hauts risques, même si, on le sait, en matière de risque, tout est malheureusement possible.

Les trois CROSS en quelques chiffres


1 1 tjb ou tonneau jauge brute correspond à environ 2,8352 m3, soit pour un navire de 300 tjb, une capacité d'environ 850 m3.

2 Les dispositifs de séparation du trafic ou DST, appelés également Traffic Separation Scheme, (TSS) en anglais sont des systèmes de navigation, dont le plus ancien a été mis en place dès 1967 dans le détroit du pas de Calais. L'article 41 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer permet aux États riverains de détroits de définir des voies de circulation obligatoires pour les navires croisant aux larges de leurs côtes. Ce système de voies, appelées également « rails » constitue le DST. Il vise à réduire les risques liés à la densité du trafic dans cet espace maritime étroit, et plus particulièrement les risques d'abordage fréquent jusqu'à leurs mises en place. Ce sont ces voies obligatoires que doivent emprunter les navires qui circulent en Manche, soit dans le sens de la montée (Atlantique – mer du Nord), soit en sens inverse.

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