Peinture sur les 2 rives
Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith
L’art se développe en résonance avec les changements économiques et sociaux de son temps. Les deux côtés de la Manche ont connu au XIXe siècle de profondes transformations. La mer, elle-même, son association avec des événements aussi considérables que les guerres et la construction des empires, l’avènement des bateaux à vapeur, l’expansion de l’activité maritime, du chemin de fer et des villégiatures de bord de mer, ont marqué non seulement l’imaginaire des populations mais aussi celui des artistes et peintres d’avant-garde. Des colonies d’artistes telles celles de Pont-Aven, Newlyn et St-Ives, en Bretagne et Cornouailles, ont suscité des rencontres et fait naître des collaborations et des amitiés durables. La Manche et ses rivages ont été au cœur d’une séquence importante de l’histoire universelle de la peinture, spécialement de la peinture du paysage, au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe. Pourquoi tant d’artistes d’écoles aussi différentes que le romantisme, le naturalisme, l’impressionnisme, le fauvisme, etc., ont-ils choisi les rivages de la Manche, tant en France qu’en Grande-Bretagne, pour exprimer leur talent et toujours faire progresser les techniques et les produits de leur art ?
Après l’interruption des voyages consécutive aux guerres napoléoniennes et au blocus continental, les peintres anglais reviennent sur le continent dans le courant des années 1820 : John Sell Cotman, Richard Parkes Bonington et Joseph Mallord William Turner trouvent sur les côtes normandes et picardes toutes les conditions pour exprimer pleinement leur maîtrise de la peinture du paysage et particulièrement du paysage maritime. Turner peint en remontant la Seine du Havre à Paris comme il l’avait fait sur la Tamise jusqu’à Londres et au-delà.
Leur manière de représenter la nature pour elle-même et non comme le cadre d’un épisode historique ou d’une « scène de guerre », leur souci d’exprimer plutôt les sentiments perçus devant le paysage que les formes exactes des éléments de la nature, jusqu’à laisser aux yeux des critiques la perception de l’œuvre inachevée qui leur sera reprochée, tout cela porte en soi les germes de l’impressionnisme qui s’épanouira sur ces rivages au cours de la génération suivante, celle du Honfleurais Eugène Boudin, du Hollandais Johan Barthold Jongkind et de beaucoup d’autres qui se retrouvent à la ferme Saint-Siméon à Honfleur.
Les falaises normandes comme les cliffs du Kent, leur verticalité imposante, leur blancheur aux tons changeants au gré des heures et des marées, leur résistance aux assauts des tempêtes et les formes fantomatiques de leurs aiguilles dressées au milieu des embruns, toutes ces images ont exercé une forte attraction sur les peintres de ce temps. De Gustave Courbet à Claude Monet, ils ont laissé d’Yport, d’Étretat, de Dieppe, et plus au nord des falaises du Boulonnais, des représentations qui témoignent brillamment d’une véritable fascination géologique. De l’autre côté de la Manche, les falaises constituent souvent une scène théâtrale aux mers agitées de Turner, comme dans son Bateaux de pêche sortant d’Hastings ou son Château de Douvres (1822).
Moins impressionnant mais tout aussi difficile à saisir « sur le motif », les grands espaces des estuaires et les vastes plages qui les accompagnent ont captivé certains artistes qui se sont attachés à traduire le dialogue sans cesse renouvelé auquel se livrent les étendues de sables, les mouvements de la mer et les couleurs du ciel. Les aquarelles de Bonington ont ouvert la voie, les plages de Deauville de Boudin ont exprimé la maturité de l’exercice et le Ciel à Honfleur (1952) de Nicolas de Staël en a stylisé l’aboutissement.
Deauville, marée basse (huile sur toile), 1863
Eugène Boudin (1824-1898)
Collection privée
Source : Wikimedia Commons – domaine public
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Ciel à Honfleur (huile sur bois), 1952
Nicolas de Staël (1914-1955)
Musée Granet, Aix-en-Provence
Source : Images d’Art – © ADAGP
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Le climat des rivages de la Manche est réputé pour sa pluviométrie. Mais plus que la hauteur d’eau enregistrée dans les pluviomètres, c’est l’hygrométrie qui révèle des données relativement élevées, même par temps ensoleillé. Il en résulte des caractéristiques très particulières de la lumière qui nous parvient après avoir traversé une atmosphère chargée de fines particules d’eau en suspension. Ainsi s’expliqueraient tout à la fois les nuances délicates des couleurs, les vibrations particulières de la lumière et l’instabilité des perceptions de notre regard. Pour l’artiste, rendre compte de ces éléments sur sa toile constitue un défi redoutable et justifie pleinement son attirance pour la région avec l’espoir de réussir enfin sa « quête de la lumière ».
La cathédrale de Rouen, le portail et la tour Saint-Romain,
plein soleil (huile sur toile), 1893
Claude Monet (1840-1926)
Musée d’Orsay, Paris
Source : Wikimedia Commons – domaine public
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| Tous les grands peintres impressionnistes ont recherché et souvent atteint cet objectif. Monet s’y est essayé avec le succès que l’on sait, sur les falaises
du littoral de la Manche, à Londres et à Rouen allant jusqu’à capter plus de trente fois la lumière sur la façade de la cathédrale Notre-Dame. |
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Dimanche à Port-en-Bessin (huile sur toile), 1888
Georges Pierre Seurat (1859-1891)
Musée Kröller-Müller, Otterlo, Pays-Bas
Source : WikiArt – domaine public
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Le romantisme avait donné de la mer et de ses rivages l’image d’espaces de tous les dangers ; en peinture il suffit d’évoquer le Radeau de la Méduse (1819) de l’artiste normand Théodore Géricault pour s’en convaincre. Pour que la mer soit considérée comme un espace attractif, que son littoral soit pris pour un lieu de séjour agréable, que le fait de s’y baigner soit seulement envisagé comme possible, il aura fallu de profonds changements dans les esprits. L’esprit d’aventure de quelques membres de l’aristocratie et le suivisme d'une grande bourgeoisie en quête de sensations nouvelles y contribuèrent au point que, de 1820 à 1860, les modes des bains de mer, des promenades en bateaux et des régates firent le succès des côtes normandes. La construction du chemin de fer dans la seconde moitié du XIXe siècle fit beaucoup pour accélérer le développement de ces pratiques.
Dès 1824, Dieppe et Brighton furent reliées par bateau à aubes, ce qui facilita les rencontres artistiques. Bien qu’on ne retienne souvent pour leur rôle central que Walter Sickert et Jacques-Émile Blanche, ils ne constituent que le noyau d’une communauté plus large qui commença avec Bonington et Turner, début des années 1820 et se termina un siècle plus tard avec Ben Nicolson et Georges Braque qui se retrouvaient régulièrement à Varangeville. La côte normande a joué un rôle particulier dans le développement de l’impressionnisme : fin des années 1860, début des années 1870, la plage est un sujet constamment travaillé par Manet, Monet et Boudin. Les peintres trouvèrent dans la population en villégiature, d’abord sur la Côte d’Albâtre, puis sur la Côte Fleurie et enfin sur la Côte d’Opale, à la fois des thèmes, des modèles et… des clients. Boudin, avec ses scènes de plage, a su tirer parti de cet engouement qui ne se démentit pas et restait au XXe siècle l’un des sujets favoris d’Albert Marquet, de Raoul Dufy et de Kees Van Dongen.
La plage de Fécamp (huile sur toile), 1906
Albert Marquet (1875-1947)
Centre National d’art et de culture Georges-Pompidou, Paris
Source : Images d’Art – © ADAGP
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La mer au Havre (aquarelle), 1924
Raoul Dufy (1877-1953)
Centre National d’art et de culture Georges-Pompidou, Paris
Source : Images d’Art – © ADAGP
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Au cœur de la révolution industrielle, les côtes de la Manche furent donc le théâtre d’une autre révolution, celle de la peinture des paysages rompant avec les modes de représentation des siècles précédents. Les règles furent bousculées, ouvrant une liberté d’expression et de représentation qui donna naissance à l’un des styles les plus audacieux. Les marines de Manet en 1864 furent inspirées par un épisode naval de la guerre civile américaine qui se tint au large de Cherbourg : le SS Alabama coulé par le Kearsage. À la différence de son contemporain, Courbet, la fluidité, le caractère changeant des éléments, eau, air et lumière, jouent un rôle clé pour capturer l’expression de l’éphémère qui allait devenir la caractéristique de l’impressionnisme.
Le Combat du Kearsage et de l’ Alabama (huile sur toile), 1864
Édouard Manet (1832-1883)
Philadelphia Museum of Art
Source : Wikimedia Commons – domaine public
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La vague (huile sur toile, 1870
Gustave Courbet (1819-1877)
The National Museum of Western Art, Tokyo
Source : Wikimedia Commons – domaine public
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Cette modernité commence par la pratique de la peinture « sur le motif », l’artiste posant son chevalet devant le paysage qu’il a choisi, captant « en direct » les variations de la lumière et des couleurs, libéré de la contrainte de l’atelier par l’invention de la peinture en tube. Modernité, encore, dans la technique de peinture qui privilégie la touche rapide et l’épaisseur de la matière jetée sur la toile. Modernité, toujours, dans le choix des sujets tels ces magnifiques paysages vides de toute présence humaine ou animale. Modernité, enfin, en osant représenter les signes les plus évidents de la société industrielle naissante que sont les fumées des steamers sur la Seine (Turner dès 1832) et les super-structures des grues dans le port du Havre éclairé d’un soleil levant qui deviendra, par le hasard d’une critique qui se voulait méchante, le tableau de référence de l’impressionnisme (Monet, 1872).
Au cours du XXe, le dialogue entre l’art et un monde sans cesse plus technologique, à la modernité toujours plus affirmée, a continué de se nouer jusque dans ses épisodes les plus sombres. Les deux guerres mondiales ont provoqué une de ces rencontres sur la Manche, théâtre même des opérations militaires. Paul Nash en a produit une représentation, vue aérienne d’un immense ruban, il était l’un des 400 artistes officiels anglais chargés de rendre compte de cette dramatique période de l’histoire européenne. Un siècle auparavant, sur ces mêmes rivages, tout était différent, plus paisible et les artistes y étaient venus non pas pour peindre les heures sombres de la guerre, mais dans une véritable quête de la lumière. Ils y ont produit un véritable récit pictural dont la portée n’a pas moins été bouleversante, tant pour l’art moderne que pour la société dans son ensemble.
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