Capital naturel (2007)
Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith
À une époque où le réchauffement climatique et l’élévation du niveau des mers s’inscrivent dans les débats politiques, la préoccupation environnementale fait toujours l’objet de positions contradictoires. Les politiques environnementales peuvent progresser, elles dépendent invariablement des intérêts en jeu. Cela se manifeste à l’occasion d’un mouvement local contre l’extension d’un aéroport, d’un contournement autoroutier ou d’un risque de pollution, mais également lors d’une réaction gouvernementale à une législation européenne. Ainsi au milieu des années 1980, la Grande-Bretagne s’est élevée contre une directive européenne au motif que sa propre législation comprenait déjà des mesures de protection équivalentes. De même fin des années 1990, la France, sous la pression des chasseurs, propriétaires fonciers et forestiers, a différé l’application de la directive « habitat » destinée à protéger des sites naturels menacés ou des espèces d’oiseaux migrateurs. La sensibilité à la question environnementale est apparue plus tardivement dans l’opinion publique en France qu’en Grande-Bretagne.
Les catastrophes écologiques ont vivement aiguillonné la montée de la préoccupation écologique parmi les populations. Le naufrage de l’Amoco Cadiz sur les côtes bretonnes, en mars 1978, provoqua la pollution d’hydrocarbures la plus importante jamais enregistrée. Ce désastre révéla la vulnérabilité de l’environnement aux activités de l’industrie pétrolière. Le parc nucléaire français était déjà important lorsque le projet de construire une centrale au Cap Sizun en Bretagne fut annoncé ; Plogoff devint, dès lors, l’enjeu d’une vaste campagne écologiste. Dans le Sud de l’Angleterre, à Twyford Down, la construction d’une autoroute contournant la cité historique de Winchester et traversant un site de l’âge du fer suscita une forte mobilisation, alors que dans le Nord la « bataille de Newbury » fut engagée contre la destruction d’une zone boisée par une autre autoroute.
Tandis que la pollution atmosphérique devenait une des questions les plus discutées, les contradictions s’aiguisaient dans un contexte où aucune approche globale n’arrivait à s’imposer. Le phénomène des pluies acides avait déjà été identifié en Scandinavie dès les années 1950 et les conséquences s’étaient multipliées dans les vingt années qui suivirent ; dans le même temps et jusque dans les années 1980, la France continuait d’être un des principaux émetteurs de substances nocives. Néanmoins, c’est la France qui enregistra les succès les plus rapides dans la réduction d’émission de dioxyde de soufre (SO2), en grande partie parce qu’elle développait un programme nucléaire. La France devint également un des acteurs les plus importants pour le traitement des déchets toxiques et élabora des dispositions législatives à cet effet en 1975 ; celles-ci concernaient principalement les déchets industriels. La pollution des nappes phréatiques en Bretagne eut, dans un premier temps, moins d’écho. Elle résultait des techniques agricoles productivistes, particulièrement des porcheries, des élevages de volailles et de l’utilisation excessive des pesticides et des engrais. Les infiltrations des nitrates et phosphates dans les nappes se sont trouvées augmentées par l’érosion des sols et le ruissellement accentué, provoqués par la destruction des haies et des murs d’enclos… Problèmes d'environnement pour la Bretagne qui, après avoir été une région périphérique pauvre, s’était hissée au premier rang de l’agriculture modernisée et productiviste ; dur prix à payer pour la modernisation agricole.
En Angleterre, la gestion de l’eau était totalement du ressort de l’action publique jusqu’aux privatisations de 1989. Ces nouvelles compagnies ont sans nul doute ajouté un niveau de complexité, avec un mélange de considérations commerciales et de contraintes réglementaires intervenant dans le choix d’investissements. L’Environment Agency, en tant qu’autorité de régulation, a la charge du contrôle de pollution de l’eau, de la prévention des inondations, du dragage et du contrôle des ports. Selon le Water Resources Act de 1991, toutes ces missions doivent conduire à la préservation du milieu naturel et à permettre et encadrer les usages de loisirs.
Le principe sous-jacent à ces orientations politiques est que la protection de la nature, l’accès au public et les activités économiques peuvent cohabiter, dans une gestion soucieuse de l’environnement. Tant en France qu’en Angleterre, il existe un appareil législatif et réglementaire qui protège des espaces particuliers, que ce soient des ceintures vertes, des parcs régionaux ou nationaux, des réserves naturelles ou des zones littorales protégées. En Angleterre, les ceintures vertes ont une importance particulière compte tenu de l’antériorité de l’urbanisation et de la concentration urbaine qui ont rendu nécessaire très tôt la maîtrise de l’étalement urbain (Town and Country Planning Act, 1947). La mise en œuvre n’a pas été sans conflits sous la pression d’intérêts locaux et nationaux. Au contraire, les parcs nationaux, mis en place en Angleterre en 1949 et en France en 1960, ont été perçus comme une approche politique plus positive du milieu rural. Les sept parcs français étaient plus centrés sur leur intérêt scientifique et exclusivement situés en zones de montagne. Ils furent rapidement complétés par un plus grand nombre de parcs régionaux dont six se trouvent non loin des côtes de la Manche. Dans le Sud de l’Angleterre, la majorité des parcs labellisés Heritage Coasts, en 1986, appartiennent aux parcs nationaux ou aux zones AONB (Areas of Outstanding Natural Beauty).
Les deux pays disposent de systèmes d’aménagement et de gestion des espaces bien élaborés, mais au bout du compte ce sont des humains, avec toutes leurs faiblesses, qui interprètent et appliquent ces règles. Le bain culturel dans le sud anglais est depuis longtemps fortement conservateur, l’interprétation s’en ressent. C’est bien dans le sud, que les mouvements NIMBY (« pas dans ma cour ») ont pris naissance. Les oppositions, les contentieux, sont de très loin plus fréquents que de l’autre côté de la Manche, où le tracé de la Route des Estuaires a été approuvé sans vive opposition. Le sort du corridor multimodal le long de la côte sud, à partir de Brighton au travers du Kent – le « jardin de l’Angleterre » attendu depuis si longtemps –, est vraiment une toute autre histoire…
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