Un couloir majeur en Europe
Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith
La Manche est le cordon ombilical entre le monde et l’Europe. Son histoire, sa prospérité se sont bâties avec elle. Le cordon ombilical ne s’arrête pas au détroit, il se poursuit en mer du Nord, immédiatement à bâbord les ports de Londres, et à tribord Anvers, Rotterdam, Amsterdam, puis Hambourg. L’essentiel du trafic s’arrête là après vingt à quarante jours de mer, mais une part continue par le couloir du Skagerrak qui, contournant le Danemark, amène dans la Baltique vers Oslo, Gdańsk, Stockholm et Saint-Pétersbourg tout à l’Est.
Point de convergence des trafics maritimes du monde depuis plusieurs siècles, la mer de la Manche est la mer des deux méridiens 0 : méridien de Paris établi en 1667, puis méridien de Greenwich en 1675, référence internationale depuis 1884. Ils sont tous deux témoins du rayonnement des cercles d’hommes de science, des académies et de la Royal Society comme de l’intérêt majeur porté au repérage de la longitude dans l’effort pluriséculaire pour gagner la maîtrise des mers et des longues navigations. Leur concurrence dans leur succession même témoigne également de la concurrence des puissances françaises et anglaises pour la prééminence internationale.
Passage, canal, détroit, la Manche est une mer étroite tournée vers le monde et bordée de petits ensembles à l’identité forte avec des airs de cousinage. Ce ne sont pas les « narrow seas » que Fernand Braudel voit en Méditerranée, mers étroites avec leur ville dominante, leur façon de naviguer, de gréer, de construire des bateaux, etc. En Manche, les horizons sont plus ouverts, les distances moins grandes, les communications presque plus aisées depuis longtemps, et les pratiques plus partagées. C’était – et c’est encore – un ensemble de petites sociétés locales de ports, petits et grands, ou d’îles avec des spécificités que les différentes matrices historiques et spatiales ont fait émerger au cours des siècles.
Les spécificités ont été le plus souvent le fruit d'une activité forte, qui portait sa marque et son empreinte très au-delà de sa simple répercussion économique. La dynamique géographique, la composition des populations, les métiers, le poids dominant et changeant de telles ou telles corporations ou couches sociales, l'ouverture, la perméabilité ou la fermeture des systèmes idéologiques, tout cela a concouru pour créer des particularités et des identités locales. Cette « fabrique d'identités » qui vaut pour tous les territoires prend souvent dans les ports et dans les îles, une résonance, une amplitude particulières. Les relations avec des destinations plus ou moins lointaines, la réalité matérielle des échanges comme l'imaginaire attaché à ces relations, le brassage parfois plus important des populations selon la taille des ports, l'adossement à un hinterland très différent à tous points de vue sont peut-être quelques-unes des raisons qui poussent à cette résonance particulière. Les îles peuvent ajouter à cela leur caractère clos, radicalement délimité, constituant selon les situations et les périodes un éloignement social plus ou moins important. Pour autant, toutes ces spécificités constituées, déformées, partiellement effacées, reformulées au cours des siècles au gré des grands changements économiques et politiques se sont organisées sur une trame faite de nombreux fils communs qui permettent de parler d'un ensemble maritime.
Ce n’est pas non plus une Méditerranée. Une Méditerranée devenue un concept, par référence à la mer éponyme, est une mer avec des échanges en bassin, une circulation faite de va-et-vient avec un contact entre sociétés de niveaux de développement et de systèmes culturels différents ; une mer avec des successions de véritables plaines liquides, sous-ensembles au sein d’un plus vaste ensemble. Ce modèle qui existe en quelques endroits du monde n’est pas celui de la Manche.
La Manche ne forme qu'une seule entité maritime, historiquement vouée aux destinations lointaines. Ses principaux ports, qu'ils soient commerciaux ou militaires, avaient les regards, les esprits et les efforts, tendus vers les mers et les terres lointaines. Que l'époque ait été celle de la constitution des maisons de commerce, de pêcheries, de l’armement d’expéditions vers le Nouveau Monde, de l’affirmation de puissance militaire navale, de projections de forces d’empire, de l'émigration vers les États-Unis, des lignes de grands paquebots, les principaux ports de la Manche avaient l’esprit de l’autre côté des mers, tournant le dos pour la plupart à leur immédiat hinterland.
Mer étroite, elle est devenue une petite mer franco-britannique. Les échanges entre les deux rives et l’Irlande sont plus que millénaires. De façon contemporaine, continent et îles Britanniques sont accrochés par mille liens. Plusieurs dizaines de lignes ferries assurent des liaisons permanentes, plus de 26 millions de personnes et plus de 4 millions de camions par an franchissent la mer. Le vieux rêve d’un tunnel sous la Manche a vu le jour en 1994 et achemine lui aussi les marchandises et, directement de Londres à Paris, 14 millions de passagers. Il n’a pas réduit le trafic maritime, il en a créé un nouveau. S’ajoute enfin la multiplication des lignes aériennes qui accroissent les liens mais s’effectuent plus de l’intérieur des terres, en particulier à partir des grands aéroports internationaux et maintenant par de nombreuses lignes low-cost. La grande facilité et le coût abordable de toutes ces liaisons ont fait de l'autre côté de la Manche, pour les Britanniques, leur sud, une destination de plus en plus prisée.
Cet ensemble de trafic, de passages, d’histoires communes, a fait de cette mer étroite un petit monde en Europe, une petite mer franco-britannique en même temps qu’un axe majeur du trafic mondial.
Des activités ont disparu ou presque, ainsi les grandes lignes de paquebots transatlantiques, par contre chacune des activités contemporaines s'est considérablement intensifiée, tant sur la mer que sur les rivages. La fréquence, l'intensité, le niveau s'élèvent sans cesse. Il en résulte une pression considérable sur le milieu, une juxtaposition difficile entre les activités, en même temps qu'une concentration d'un fort potentiel économique et humain.
S’est ainsi créée une nouvelle forme d’espace transfrontalier où la réalité des échanges et des problèmes communs a très largement dépassé la faible conscience commune qu’en avaient les habitants. Les petits ensembles locaux et les deux grandes nations à identités fortes prévalaient largement, la géopolitique et les drames du XXe siècle, puis une proximité croissante faite de déplacements de loisirs, les ont rapprochés. Le contexte actuel, celui de l’Union européenne et de l’accentuation des échanges d’envergure mondiale ouvre un futur possible, celui d’un espace transfrontalier, d'un bassin intérieur de l'Europe où une conscience d’appartenance commune et de destins liés ferait naître une dynamique. Une vision qui se hausserait au niveau de la position. Un petit monde en Europe tourné vers le vaste monde.
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