Le tourisme dans l'espace Manche (2005)


Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith

La station balnéaire a été « inventée » sur les deux rives de la Manche sous des auspices royaux. Lorsque la reine Victoria prit son premier bain de mer en 1847, ce n'était pas le premier bain royal : George III, en 1789, avait « pris ses bains » à Weymouth accompagné d'un orchestre de chambre. Son fils, le prince Régent, au même moment choisissait Brighton où la mode des bains de mer venait d'être lancée. De l'autre côté de la Manche, en 1822, la duchesse de Berry faisait bâtir le premier établissement de bains d'eau de mer et lançait la mode de cette nouvelle pratique dans les cercles de l'aristocratie parisienne. Trois années plus tard, elle lança Boulogne dont le statut de « perle des stations balnéaires » auprès de l'aristocratie fut confirmé par la visite du prince Albert en 1854 et celle de Napoléon III en 1860. Une petite colonie anglaise s'y était déjà installée, ses 5 000 résidents permanents furent rejoints chaque été par 10 000 compatriotes. La paix revenue depuis 1815, l'idée de station balnéaire prit racine, elle prospéra mais ne resta pas longtemps le privilège de l'aristocratie anglaise. Les liaisons chemin de fer entre Londres et les principales stations de la côte sud furent achevées dans les années 1840, elles amenèrent des excursionnistes d'un jour, grâce au tarif du « penny pour un mile » imposé par le gouvernement aux compagnies de chemin de fer. L'élite commença à chercher des rivages plus tranquilles de l'autre côté de la Manche ou plus à l'ouest.

La forme urbaine de la station balnéaire est en fait dictée par le front de mer. Une large promenade sera, du côté anglais, souvent prolongée par une jetée ; s'avançant dans la mer et permettant aux promeneurs de « marcher sur l'eau », elle faisait la fierté de la station. La jetée était initialement à ciel ouvert puis elle a évolué, des activités de loisir s'y sont installées, elle comprend généralement un espace musical et un théâtre. En arrière de la promenade, il y a la plupart du temps un espace engazonné ou de jardins publics, comme ceux que Napoléon III et l'impératrice Eugénie firent installer à Dieppe en 1863. Sur ce même espace vert, on peut trouver aussi les imposants établissements de bains, et plus tard des casinos. Derrière ce front de mer viennent les élégantes villas et les hôtels. Derrière encore, par rang, les rues commerçantes et les maisons de location et de pension pour les visiteurs moins fortunés. Enfin, vers l'arrière-pays, autour et au-delà de la gare, les rangs plus serrés de plus petits lotissements pour la population venue travailler dans la station et dont l'emploi dépend des fortunes du front de mer.

Le chemin de fer de Paris vers les côtes de Normandie et Picardie fut achevé vingt ans après son déploiement dans le sud anglais, mais les dimensions et l'élégance de bien des stations balnéaires françaises avaient très largement rejoint celles de leurs homologues anglaises. En 1860, à la différence de Trouville sur la rive opposée de la Touques, Deauville n'existait pas. Bâtie pour accueillir riches estivants du monde entier, la nouvelle station balnéaire est sortie en quatre ans des terres marécageuses du bord de mer comme une vaste scène théâtrale, avec chemin de fer, champ de course, casino et, face à ses célèbres « planches », un alignement de superbes villas. Si les stations à la mode de la Manche Centre et Est mettent plutôt l'accent sur les loisirs organisés, plus à l'Ouest, les stations souvent plus petites offrent une image plus paisible. C'est ainsi que le tourisme investit, fin XIXe, les côtes découpées du nord de la Bretagne. Un siècle d'évolution a largement modifié les positions des deux parties Est et Ouest de la Manche, l'une est doucement passée de mode, tandis que l'autre est devenue fréquentée par un tourisme de masse.

Avant-guerre, les longues vacances d'été étaient le privilège des couches aisées. Dans les années 1920, la partie Kent - Pas-de-Calais connaissait encore une activité touristique dynamique portée par les investissements anglais au Touquet et dans d'autres stations. En 1936, avec le Front Populaire, les salariés obtinrent les premiers congés payés, ils étaient de deux semaines ; en Grande-Bretagne, le Pay Act de 1938 leur octroya une semaine. Les congés payés prirent progressivement en France, et surtout dans les Trente Glorieuses, une place considérable dans la vie sociale. En 1956, les conventions donnèrent trois semaines annuelles, puis quatre en 1965 et cinq en 1981, quand le minimum légal demeurait de trois semaines en Grande-Bretagne. Il n'est donc pas surprenant que dans ces décennies le nombre de personnes prenant des vacances annuelles soit devenu plus important. Le tourisme devint une activité majeure, une véritable industrie. La reconstruction d'après-guerre sur les côtes de Normandie et du Nord-Pas-de-Calais, comme les modifications du transport ont poussé le développement du tourisme vers le Sud et l'Ouest de la France.

En Bretagne, plus de 80 % de la capacité touristique sont aujourd'hui concentrés sur le bord de mer. La moitié de cette capacité consiste en résidences secondaires et un quart des touristes est étranger. La croissance massive des années 1960 a généré quantité de résidences secondaires et de campings, particulièrement sur la côte sud. À partir des années 1980, la Bretagne, bien que deuxième destination touristique française, a rencontré quelques problèmes. La demande commençait à se différencier. La dépendance d'un mode très dominant de séjours familiaux d'été en bord de mer, les « vacances à la mer », qui avaient provoqué la multiplication des petites stations balnéaires, était forte. D'autres côtes faisaient concurrence. Pour réagir, des structures telles que terrains de golf, centres de thalassothérapie et d'autres activités de loisirs furent mises en place, mais cela n'apportait qu'une réponse partielle au changement important des pratiques touristiques, dont le raccourcissement de la durée du séjour d'été et la multiplication des séjours courts n'étaient pas les moindres. Dans ce contexte, il est intéressant de relever que la préférence des Britanniques achetant des résidences secondaires se portait dès ce moment plutôt sur la Bretagne centrale, confirmant ainsi des comportements déjà installés dans le Devon et en Cornouailles. Une vie plus en phase avec l'environnement combinée à une forte sensibilité aux identités locales et au patrimoine, sont les atouts mêmes que le tourisme de masse peut menacer en Bretagne.

Sur la côte sud anglaise, la station balnéaire traditionnelle qui s'est longtemps targuée de la fidélité d'un milieu social particulier, a commencé de perdre ses positions dans les années 1970 au profit de destinations chaudes et plus exotiques. Les compagnies de ferries ont répondu à la concurrence du tunnel ouvert en 1994 par des traversées plus rapides, plus confortables et un plus grand choix de lignes mais peuvent très difficilement relever le défi du choix offert par les compagnies aériennes low-cost qui paraît illimité. Entraînées dans une spirale de déclin, les stations de l'Angleterre victorienne attendent… une remontée des eaux. Certaines ont persévéré dans la veine des attractions, telle Pleasure Beach à Yarmouth, d'autres comme Bournemouth et Brighton ont cherché à attirer les congrès et conférences ou d'autres encore des séjours conçus pour les seniors, telle Southsea. Les plus pittoresques ont attiré un nombre disproportionné de retraités et celles, faciles d'accès à partir de Londres, tous ceux qui étaient à la recherche d'une maison secondaire. Toutes espéraient bénéficier du retour en vogue des courts séjours et des sorties d'une journée.

Les pratiques touristiques sont très sujettes à effets de mode. N'importe quelle offre touristique doit être suffisamment variée pour répondre à un large éventail d'attentes. Le relevé des sites les plus visités montre l'importance de la perception par le public du rôle historique de cet espace, de son rôle de passage maritime, de son histoire navale et de la mémoire des deux guerres mondiales. Océanopolis, Nausicaä et la Cité de la Mer emmènent, eux, leurs visiteurs au-delà de la Manche, dans le monde des océans.

Au-delà de ces parcs à thèmes, tel encore l'Eden Project en Cornouailles, beaucoup de parcs n'ont pas de rapport particulier avec l'identité de leur lieu d'implantation, c'est l'attrait pour leur cadre naturel qui y fait venir. Ce qui était réservé à une classe aisée est devenu accessible à un large public, même loin des grandes villes, avec le développement de la voiture individuelle. Les multiples usages de la campagne amènent inévitablement à une confrontation entre intérêts fonciers et intérêts liés aux loisirs. Le Countryside Act de 1968 a permis d'établir des centaines de parcs avec bases de loisirs et des infrastructures soigneusement intégrées, situées à des distances accessibles des grandes villes.

En France, ce retour vers le « vert » a, de façon assez proche, donné une nouvelle dimension au tourisme et aux activités de loisir. La création du parc naturel régional du Nord-Pas-de-Calais – Boulonnais en 1978, avec ses spectaculaires falaises des caps Griz-Nez et Blanc-Nez, a marqué le nouvel essor touristique de la Côte d'Opale. Cette fois, les visiteurs ne venaient pas de l'autre côté du détroit mais des métropoles du continent. Lorsque la construction du tunnel sous la Manche fut confirmée en 1986, cela impulsa un renouveau de la coopération transfrontalière et les premiers programmes conjoints concernèrent… le tourisme.

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