Patrimoine dans l'espace Manche
Pascal Buléon, Frédérique Turbout, Louis Shurmer-Smith
L'idée de protéger des paysages et des édifices historiques est une idée jusqu'alors essentiellement européenne. C'est sans nul doute pour une part le fait de « vieux pays » qui ont à la fois une partie de leur patrimoine menacé et la capacité, en termes de disponibilités intellectuelles, matérielles et juridiques, de réagir. Les effets du développement incontrôlé et de l'industrialisation du XIXe siècle anglais, ont poussé trois philanthropes de la société victorienne à fonder le National Trust en 1895. Ils se donnaient mission de « servir la nation » en acquérant pour les protéger, sites et bâtiments de valeur esthétique et historique. Plus d'un siècle après, 250 000 hectares de sites remarquables et près de 200 bâtiments historiques ont été acquis et sont, pour la plupart, ouverts au public. Ils attirent près de 13 millions de visiteurs chaque année.
Les conceptions françaises et britanniques pour protéger et conserver le patrimoine urbain sont assez proches. Elles se sont souvent construites par réaction à la destruction de monuments historiques importants. En France, les destructions qui ont suivi la Révolution de 1789, telles celle de l'abbaye de Cluny, chef-d'œuvre de l'art roman, ont marqué les décisions du XIXe. Aujourd'hui, les deux pays disposent d'une panoplie assez large d'outils juridiques et réglementaires qui ont commencé d'être élaborés au XIXe siècle. La France, avec sa Direction de l'architecture et du patrimoine, a un mode de régulation plus centralisé que celui en vigueur en Grande-Bretagne. Le système français de « classement » datant de 1913 correspond à la « liste » anglaise mise en place en 1944. Le nombre de bâtiments historiques, classés ou inscrits en France, peut surprendre et paraître faible au regard du nombre de bâtiments classés au Royaume-Uni (trois fois plus). Parmi d'autres différences, les deux catégories françaises englobent en zones protégées non seulement le bâtiment ou le terrain, mais aussi une aire de 500 mètres à la ronde.
La loi Malraux de 1962 marqua une étape décisive, créant avec les secteurs sauvegardés les conditions de protéger tout un quartier d'une ville, elle précédait de cinq ans son équivalent anglais la Civic Amenities Act de 1967 qui mettait en place les conservations areas. Le développement urbain des années d'après-guerre, sa rapidité, son caractère désordonné, ont mis en danger des quartiers entiers à l'intérêt historique manifeste. Inévitablement, les coûts de restauration plus élevés opposés à ceux de constructions neuves, les conséquences sociales de la gentrification (embourgeoisement), etc., ont fait l'objet de nombreux débats. Dans des petites villes historiques comme Chichester – qui est une véritable ville-musée, derrière ses remparts romains quasiment intacts – le résultat n'a jamais fait l'objet d'incertitudes. Dans des villes plus grandes, telles les villes-ports de Southampton et Cherbourg, les choses étaient moins tracées d'avance. Les deux gares maritimes d'époque Art déco rappelaient la période légendaire des transatlantiques. La gare maritime de Southampton, celle des Queen, a été démolie sans autre forme de procès en 1983 ; la gare de Cherbourg, bien restaurée après les destructions des combats de 1944, a été menacée de démolition totale et quelques pans furent abattus dans les années 1980. Classée en 1989, elle accueille aujourd'hui la Cité de la Mer, son extension a ouvert au public la salle des pas perdus, dont le design et le décor des années 1930 a été conservé et en fait le cadre d'une exposition sur les émigrations vers le Nouveau Monde qui y embarquèrent.
Au cours du XXe, les villes ont joué le rôle de gardiennes du patrimoine culturel européen en protégeant leur bâti comme jamais auparavant, en particulier les constructions majeures de la période médiévale. Le Sud de l'Angleterre et le Nord de la France recèlent nombre d'édifices civils ou religieux parmi les plus beaux et admirés du dernier millénaire. Les histoires nationales, qui souvent valorisent telle ou telle vision de leur passé, ont été pour une fois rassemblées, presque transcendées par l'œuvre du royaume anglo-normand des XIe et XIIe siècles. De ses cathédrales, abbayes et châteaux, on a écrit qu'il constituait une véritable « chaîne de pierres » entre les provinces normandes de part et d'autre de la Manche. L'aboutissement architectural de ce mouvement, amorcé à Jumièges et Caen à la moitié du XIe siècle, est à Winchester, Rochester et Canterbury. La pierre même pour les construire traversa la mer, extraite des carrières de Normandie. Le style normand évolua vers le style gothique, la structure de mur plein et massif recouvert de panneaux de bois laissa la place à une structure plus légère avec ses arcs brisés, ses voutes nervurées, ses colonnes plus fines soulignant et valorisant les volumes et la verticalité. Celui qui voudrait étudier les grands sites d'architecture religieuse d'époque médiévale serait presque accablé par la profusion de richesses architecturales que recèlent les régions qui bordent la Manche des deux côtes.
Le patrimoine le plus reconnu, qui peut être directement rattaché aux rivages de la Manche, si l'on met à part leur évidente qualité esthétique, est constitué des fortifications qui les ponctuent en grand nombre. Sous Henri VIII, l'Angleterre construisit son premier réel système de défense côtière, aiguillonné par la crainte d'une invasion venue du continent. Dix-huit grands forts furent construits tout au long de la côte Sud entre 1539 et 1543. Sous le règne d'Elizabeth I, le dispositif fut renforcé, principalement dans le sud-ouest pour faire face à la menace espagnole. Un siècle plus tard, pour faire face à une alliance Anglo-hollandaise, Vauban fortifia le littoral français. Ces grandes sentinelles de pierre, en grand nombre autour de Brest, Saint-Malo, Saint-Vaast-la-Hougue ou du Pas-de-Calais n'étaient qu'une part du gigantesque programme de fortifications Vauban sur toutes les frontières qui laisse un héritage très riche de quelques 160 forts et citadelles. Cet héritage a été récemment célébré en 2007, à l'occasion du 300e anniversaire de la mort du grand bâtisseur, maréchal de France de Louis XIV.
La période Vauban ouvrit plus d'un siècle d'hostilités continuelles entre la France et l'Angleterre jusqu'aux guerres napoléoniennes. La crainte de l'invasion persista jusque sous Napoléon III où l'on développa et fortifia l'Arsenal et le port militaire de Cherbourg. Il n'y eut aucune invasion de part et d'autre et la ligne de grands forts, bâtis dans les années 1860 pour protéger les principales bases navales et installations portuaires, baptisée « les folies de Palmerston » constitue un bon témoignage des compétences d'architecture militaire. Ces fortifications sont reconnues, aujourd'hui, comme partie intégrante du patrimoine national, de plus en plus ouvertes au public comme à Plymouth, Portsmouth et plus récemment Newhaven. L'abondance de ce patrimoine architectural militaire dans l'espace Manche a pour corollaire un certain nombre de problèmes. Ainsi sur les 52 forts autour de Portsmouth, 20 sont des musées, 13 accueillent des activités de loisir, 6 sont encore en activité militaire, 3 sont réutilisés par des entreprises, 2 sont transformés en habitations et les autres sont abandonnés ou en ruines. Que la propriété soit publique ou privée, le problème des deux côtés de la Manche est toujours le coût d'entretien. Lorsque l'on a voulu faire une muséographie grand public, l'accent a été mis sur l'aspect matériel, les constructions, les objets, et l'on a eu tendance à reléguer leur impalpable association avec les événements et le contexte historique. En Angleterre, une fondation patrimoine alimentée par les bénéfices de la Loterie Nationale a été créée en 1994. Tout projet, qu'il soit historique, muséographique, architectural, pour bénéficier du soutien de cette fondation, le Heritage Lottery Fund, doit faire preuve de sa dimension éducative, de son intérêt pour la cohésion sociale et le développement durable.
Sur les côtes, entre la première ligne de défense assurée par la Marine et la seconde constituée de fortifications, réside tout un monde de ports de pêches et de commerce. En un temps où les parties traditionnelles de l'économie maritime sont de plus en plus fragilisées, la plaisance connaît un développement sans précédent, engendrant un nouvel intérêt. Les français ont fabriqué le terme de « maritimité » pour en rendre compte, qui fut d'abord géographiquement associé à la Bretagne avant de se diffuser. C'est cette région qui fit campagne auprès des Monuments historiques pour créer un inventaire des bateaux classés en 1983, très proche du Historic Ships Register du Royaume-Uni.
C'est ainsi que pour rappeler et reconstituer le passé, on a vu se développer au cours des trente dernières années la reconstitution de bateaux, des fêtes de la mer et des musées maritimes de toutes tailles. Il n'est pas surprenant, compte tenu des histoires maritimes qui lient la Cornouailles et le Devon à la Bretagne, que ces mêmes activités y soient apparues. L'une de ces réalisations récentes est l'ouverture du National Maritime Museum sur le front de mer de Falmouth. Dans beaucoup de ces opérations, les impératifs commerciaux sont importants et elles ne rencontrent pas toutes le succès. Ainsi le musée flottant de Port Rhu a rapidement été en difficulté financière après son ouverture en 1993, comme l'était au même moment la pêche.
La conservation du patrimoine architectural est sans aucun doute partiellement nourrie d'une nostalgie pour un passé national. Des convergences dans la lecture de l'histoire des nations ont été volontairement encouragées par les coopérations européennes, en particulier lors de l'Année Européenne du Patrimoine Architectural de 1975. Le slogan « Offrir un avenir à notre passé » reprenait assez largement des objectifs déjà bien développés en France et au Royaume-Uni. Peu de temps après, le National Heritage Act de 1980 affichait deux objectifs principaux : s'assurer que le patrimoine était mis à disposition en tant que produit culturel et qu'il était diffusé comme tel. En 1984, un nouvel organisme fut créé par le Parlement pour la protection du patrimoine : English Heritage. Il a pour rôle de conseiller le gouvernement sur tous les problèmes de préservation du patrimoine, y compris le classement des bâtiments historiques. Il subventionne de façon importante des chantiers archéologiques, des zones de protection et la restauration de bâtiments classés. Il a en charge quelques 400 propriétés historiques. Sur un plan plus commercial, English Heritage produit également des spectacles scénographiques parmi les plus importants d'Europe, de grandes reconstitutions historiques, des batailles, des campements, des marchés médiévaux ; grands spectacles version « Disney ».
Beaucoup considèrent que cela participe d'une entreprise de reconstruction et même de réinvention du passé et y voient une tentative de refaçonner la mémoire collective. L'Unesco ne se préoccupe guère de ces subtilités académiques, elle réalise depuis 1978 un classement du patrimoine mondial pour des sites d'intérêt naturel ou culturel. À ce jour, sur plus de 850 sites classés au patrimoine mondial, les plus récents ayant fait l'objet d'un classement dans l'espace Manche sont les paysages miniers des Cornouailles et ouest Devon et le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.