Des agricultures toujours en forte mutation (2006)


Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith

Les régions bordières de la Manche pratiquent des agricultures sensiblement différentes au Nord et au Sud. C'est le résultat d'évolutions historiques dissemblables. Le seul rapprochement réside dans l'effet de la douceur des températures due au climat océanique et à la dérive des eaux tièdes du Gulf Stream. Les zones littorales bénéficient d'un climat de caractère relativement méridional, surtout en Angleterre, favorable aux cultures de légumes - choux, pommes de terre – de primeur ou de fleurs. Ainsi se succèdent une série de petits bassins de cultures délicates. Tout à l'Ouest, les îles Scilly conservent une vieille tradition de cultures florales de toutes saisons. Autour de Penzance et entre Truro et Falmouth les légumes l'emportent sur les fleurs. Dans le fond de ces rias, les engrais marins sont utilisés par les petites exploitations aux champs exigus. La vallée inférieure de la Tamar accorde la préférence aux petits fruits tandis que la vallée de l'Exe se consacre aux légumes. Si ces foyers occidentaux ont toujours dépendu de relations rapides avec Londres, l'agglomération de Southampton-Portsmouth et la riviera balnéaire de Brighton ont suscité, plus récemment, le développement de cultures horticoles avec une part importante de serres.

L'équivalent français s'étire du Léon au Nord-Cotentin. Là aussi, les hivers sans gel, l'amendement calcaire de la tangue et les engrais marins ont favorisé les cultures légumières. De l'Aber Vrach à Morlaix et dans le Trégorrois, les petits champs ceinturés de talus nus abritent choux-fleurs, artichauts et pommes de terre dont une organisation de marchés au cadran facilite l'écoulement. Autour de Saint-Brieuc et le long du golfe normand-breton, un openfield littoral large de quelques kilomètres consacre ses minuscules parcelles en lanières aux légumes. À partir du Val-de-Saire, de nouveaux systèmes plus équilibrés, associant carottes, salades, poireaux, choux et céréales, ont conquis tout ce littoral légumier dans le cadre d'une forte organisation coopérative. Ces cultures se retrouvent dans les îles de Jersey ou Guernesey.

 

 

L'élevage laitier caractérise aussi les régions agricoles bordières de la Manche occidentale, mais avec de nombreuses nuances. En Cornouailles, dans un paysage de bocage à talus, tantôt nus et revêtus de pierres, tantôt à double rangée végétale, les labours de céréales, de racines fourragères et de prairie temporaire, équilibrent les prairies permanentes. Ce paysage est surmonté par quatre grosses collines granitiques (250 à plus de 600 m) toujours couvertes de landes à bruyères au-dessus de 300 mètres, domaines des moutons et des poneys. La plus vaste, le Dartmoor, est un parc national. Dans le Devon, l'herbage permanent est prépondérant, les haies sont plus végétalisées, les exploitations de moins de 100 hectares sont relativement modestes pour l'Angleterre. Les vergers de pommiers à cidre sont caractéristiques. Dans les troupeaux d'environ 70 vaches laitières, les races traditionnelles – Devon et Guernesey – ont reculé devant la Frisonne. Des usines préparent lait, beurre et conserves de viande grâce à un élevage porcin fermier.

Côté Sud, la Bretagne, qui n'était pas sans ressemblance avec ces provinces, a subi une profonde transformation. Si le parc naturel régional d'Armorique restaure les landes des monts d'Arrée, les autres paysages ont été bouleversés par une intensification agricole forcenée. Le bocage de haies a été détruit en grande partie lors des remembrements. L'usage accentué des engrais chimiques et des pesticides a accru les rendements des cultures dominantes, céréales et maïs-fourrage, qui alimentent les élevages hors-sol. Si ses exploitations familiales paraissent petites en superficie, elles sont grandes par leur cheptel de vaches laitières, veaux, porcs, volailles, toutes spécialités qui placent la Bretagne à la tête des provinces agricoles françaises. Des coopératives puissantes et de grandes industries agro-alimentaires traitent cette production.

Le Bocage normand et le Pays d'Auge, qui furent submergés totalement par la prairie permanente au siècle dernier, ont été beaucoup moins transformés. Si le bocage s'est éclairci, il a été bien conservé dans le Cotentin central, le Pays d'Auge et le Bessin aux grands herbages comparables aux enclosures britanniques. Quoique réduit, le complantage de pommiers à cidre demeure important, en particulier dans le Pays d'Auge. Dans les bovins, essentiellement laitiers, la race frisonne est aussi nombreuse que la race normande. Elles fournissent une série de produits d'appellation d'origine contrôlée (AOC) : crème, fromages de Camembert, de Livarot et de Pont-l'Évêque. L'élevage chevalin (chevaux de selles et de course) est le plus important de France. Le verger alimente une production de cidres et de Calvados AOC. Vers l'Est, du Pays de Caux à l'Artois, et déjà en Campagne de Caen, s'épanouissent des paysages découverts voués aux labours. Dans le Caux, les cultures associent blé, orge, betteraves sucrières, lin, colza, dans des exploitations d'environ 100 hectares. En Picardie occidentale, règne une polyculture qui réserve plus de place à l'élevage bovin à l'aide de cultures fourragères. Au milieu de ces openfields, le Bray et le Boulonnais introduisent des enclaves bocagères consacrées aux prairies et à l'élevage bovin laitier avec dans la première une spécialité en fromages frais et en Neufchâtel AOC.

Du côté britannique, les paysages agricoles sont plus variés. Dans le bassin du Hampshire, les sols sableux expliquent la conservation de forêts étendues. Les prairies et les moutons ont beaucoup reculé, le bocage s'est éclairci. De très grandes fermes, de plusieurs centaines d'hectares, se consacrent aux céréales et aux troupeaux de vaches laitières. Les Downs juxtaposent les vastes exploitations à céréales et prairies temporaires aux bois des collines du centre, aux prairies à bovins des vallons argileux et aux vergers de cerisiers, pommiers et petits fruits ainsi qu'aux cultures de houblon que signalent les pittoresques tours de séchage. Grâce à la proximité de Londres, se sont multipliées des petites fermes de week-end (hobby farming).

Enfin, quelques zones basses littorales possèdent des systèmes originaux : élevages de moutons de pré-salé sur les « herbus » du Mont-St-Michel, récolte de foin et pâturage estival des bovins et chevaux dans les marais de l'isthme du Cotentin, élevage bovin intensif sur le Romney Marsh drainé.

Après beaucoup d'évolutions à rythmes élevés, la protection de l'environnement, la rencontre de l'attente des marchés et des consommateurs, la délicate relation avec les biotechnologies et les politiques européennes à venir, augurent de nouveaux changements.

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