Un tertiaire dominant mais composite (2008)


Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith

La croissance puis la position dominante des services dans le très classique modèle primaire-secondaire-tertiaire sont considérées comme la marque du développement avancé de nos sociétés. La catégorie tertiaire recouvre des réalités très diverses. Le passage des sociétés industrielles à l'économie de la connaissance a fait de l'information sous toutes ses formes une « technologie » clé pour n'importe quelle marchandise ou service. L'économie des régions devenant dans les années 1980 de plus en plus tournée vers les services, cette évolution a amplifié la demande foncière dans les grandes villes, foyers renouvelés de l'emploi.

Très diverses, les activités du tertiaire, tout comme celles du secondaire d'ailleurs, ont une contribution très variable à la valeur ajoutée. Cela produit bien sûr des conséquences sur les différents potentiels de croissance entre régions et au sein même de chaque région. Aussi, la forte proportion d'actifs dans les services n'est pas en elle-même un indicateur suffisant pour apprécier la vitalité économique et le revenu par tête.

Entre le tertiaire supérieur, les activités à forte valeur ajoutée, à forts revenus et les emplois faiblement qualifiés à petits salaires, les écarts sont très grands. Par exemple, tous les comtés du sud-est anglais, région la plus dynamique du Royaume-Uni, ont une proportion très importante de tertiaire, autour de 80 %. Tout près de la « ville globale » qu'est Londres, le Berkshire et le Surrey ont des fortes concentrations de services privés. Sur la côte sud-est, une périphérie moins prospère, dans le Kent et East Sussex c'est un tertiaire « moyen et inférieur » en revenus, public et privé, qui domine. La division tertiaire privé/public est essentielle à la compréhension de la situation actuelle et des évolutions possibles. Dans le sud-est anglais, 26 % des actifs du tertiaire sont dans les services publics, deux points en dessous de la moyenne nationale, 24 % dans les services financiers et aux entreprises, bien au-dessus de la moyenne nationale et 22 % dans le commerce et l'hôtellerie. Ces proportions sont à comparer à la place de l'industrie qui représente 21 % de l'emploi régional. En termes de valeur créée, les services privés ont accru leur part de 40 % en 1982 à 55 % en 2005.

L'importance du tertiaire des deux côtés de la Manche est directement liée à la polarisation des deux grandes villes mondiales, Londres et Paris. Le gradient est-ouest, combiné au gradient pôle urbain régional, parties rurales des départements et comtés, en est l'expression. Bien au-delà de l'aire d'influence directe de Londres, il existe de nets écarts de richesse entre la partie Ouest et la partie Est de la péninsule sud-ouest. Prenons l'exemple d'une petite ville comme Truro en Cornouailles, l'écart entre le prix moyen des maisons et le revenu moyen y est le plus grand de toute la Grande-Bretagne. On trouve des situations similaires ou approchantes de l'autre côté de la Manche en Bretagne ou Normandie, elles proviennent de l'acquisition de résidences secondaires par des « outsiders », vocable pour désigner des revenus élevés venus en général d'une grande ville.

 

 

Sur le plan des revenus par habitant, le gradient est-ouest est moins net côté français. Le poids socio-économique des phases industrielles précédentes tire la Picardie et le Nord-Pas-de-Calais plus bas que les régions de l'ouest.

Les histoires économiques contrastées ont bien sûr laissé leurs marques. La révolution industrielle en Grande-Bretagne, commencée un siècle plus tôt, a donné une impulsion plus précoce à la croissance des services financiers et bancaires. L'importance réciproque des secteurs agricoles, industriels et tertiaires est restée très différente tout le XXe siècle. En 1900, près de 80 % de la population anglaise est déjà urbaine, il faut attendre le milieu du siècle pour que la France atteigne les 50 %. Néanmoins, les différences actuelles entre les deux pays dans leur rapport aux services ont des racines beaucoup plus récentes. Elles datent des années 1980, lorsque le gouvernement Thatcher lança les privatisations massives des services publics. Cela concerna les chemins de fer, l'électricité, l'eau, la santé, l'enseignement supérieur, etc. Comme en France, ces mêmes services avaient constitué une grande part de la croissance du tertiaire. La réorganisation totale qu'ils ont subie à cette date aura des répercussions jusqu'à ce jour. Les différences substantielles entre les collectivités locales françaises et anglaises viennent accroître considérablement les écarts de situations. La desserte et le maillage des services publics en France sont plus présents dans des villes petites et moyennes et cela en dépit du fait que la densité urbaine est nettement plus forte en Angleterre.

Il faut regarder avec circonspection les catégories statistiques qui biaisent quelque peu la réalité de l'évolution de l'industrie et des services. Dans l'industrie, quelle que soit la taille de l'entreprise, de nombreuses tâches ont été externalisées (nettoyage, maintenance, etc.). Elles n'en existent pas moins et contribuent à la production industrielle, mais sont comptabilisées dans le tertiaire. Dans les années 1980, ces services aux entreprises, externalisés, connaissaient une croissance deux fois plus rapide que celle du secteur tertiaire dans son ensemble. C'est la raison pour laquelle, on a considéré nécessaire de constituer une catégorie spécifique « service aux entreprises ». Elle comprend la recherche, les services juridiques et comptables, etc. L'emploi par intérim est également classé dans les services aux entreprises, or l'industrie représente 60 % de l'intérim en France. On voit à quel point la limite entre les deux secteurs est ténue.

Pour la localisation des activités, le contact direct est toujours recherché dans la relation aux clients, la proximité des partenaires ainsi que des concurrents et des services spécialisés. Aussi, Paris et Londres, prestigieuses, continuent d'être attractives pour les activités de front office ; par contre les services aux entreprises partent plus loin dans l'aire urbaine vers des sites moins centraux mais disposant d'un environnement économique bien établi : ainsi la Banque de France à Marne-la-Vallée et des mouvements similaires à échelle plus réduite pour les pôles régionaux. Dans la grande région londonienne, les premiers déplacements vers les villes voisines comme Reading et Basingstoke ont ouvert la voie à des déplacements plus lointains jusque sur la côte Sud dans des zones d'activités bien paysagées et d'accès correct. Souvent sont installés dans ces parcs les back offices de grands groupes, fonctions qui ne nécessitent pas d'être localisées dans des lieux aux coûts de centralité très élevés, tels les centres de Londres et Paris.

Il y a dans la photographie d'aujourd'hui, une structure et une tendance de fond : le tertiaire continue de croître, de se modifier et de faire apparaître de nouvelles activités. Son étalement spatial va se poursuivre sur les deux rives de la Manche.

 

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