Des ports de toutes tailles


Pascal Buléon, Frédérique Turbout

L'histoire des deux rives du Channel, de leurs confrontations comme de leurs coopérations, est d'abord celle de leurs ports. Les ports de la Manche ont des situations très diverses, très contrastées dans un contexte général où la concurrence est particulièrement aigüe. Il existe peu d'endroits où cela est aussi visible qu'en mer du Nord et en Manche, où l'activité portuaire se trouve confrontée à des évolutions importantes tant du point de vue de la réorganisation géographique des échanges que des changements technologiques concernant les navires et les traitements du fret. Pour les ports britanniques, la seconde partie du XXe siècle a été une période de restructuration traumatisante, ils ont perdu leur rôle de plaque tournante d'échange entre l'Amérique du Nord et le continent européen. Après la Seconde Guerre mondiale, cette activité avait atteint le tiers des marchandises exportées (en l'occurrence réexportées) du Royaume-Uni. Aujourd'hui, c'est la situation exactement inverse qui se produit. En même temps que le tonnage traité a augmenté, une part de plus en plus importante du commerce international de la Grande-Bretagne s'effectue via le continent. La conteneurisation a grandement facilité les transbordements vers la Grande-Bretagne.

L'Union européenne représente 60 % du commerce extérieur de la Grande-Bretagne, quand elle représentait trois fois moins dans les années 1960 lorsque les liens commerciaux avec le Commonwealth étaient encore étroits. Aussi, n'est-il pas surprenant que de petits ports du Sud de l'Angleterre aient connu une croissance rapide. Douvres a décuplé son trafic fret en 35 ans pour atteindre 40 millions de tonnes en 2007 dont l'essentiel transite dans les 2 millions de camions que reçoit le port. Pendant la même période, Felixstowe, d'un petit port de pêche, est devenu un terminal conteneur majeur avec plus de 3 millions de conteneurs par an, soit 40 % de l'ensemble britannique. Pour autant, et dans le même temps, les ports britanniques n'ont pas amélioré de façon significative leur compétitivité par rapport à leurs voisins d'Europe du Nord.

La question du financement des ports nationaux et de la concurrence non faussée sont devenus l'objet de contentieux exacerbés par la variété considérable des modes de management, de gestion et des régimes de propriété, non seulement d'un pays à l'autre mais à l'intérieur de chacun d'eux. En Grande-Bretagne, les statuts portuaires sont extrêmement divers, principalement depuis la privatisation du British Transport Docks Board en 1983 et son rachat par Associated British Ports (ABP), qui contrôle maintenant 21 ports réalisant un tiers du commerce maritime du pays. La plupart des ports de commerce appartient au secteur privé, qui gère six des ports de plus forts trafics (ex. : Southampton que possédait ABP a récemment été acquis par Goldman-Sachs en 2006). S'ils ne sont pas privés, les ports sont soit municipaux lorsque les collectivités locales possèdent l'infrastructure portuaire (ex. : Portsmouth), soit la propriété d'un groupement. Dans ce dernier cas, la gestion est assurée par une structure indépendante constituée spécialement pour cette activité, missionnée par la collectivité et dont les bénéfices doivent être réinvestis (Douvres et Poole). Cinq des vingt plus grands groupements portuaires gèrent des ports de pêche (Newlyn). En France, les neuf plus grands ports de commerce sont propriétés de l'État, ports dits « autonomes », ils sont dirigés par un conseil d'administration et son directeur est nommé en Conseil des ministres. Jusqu'en 2006, il y avait des ports dits « nationaux », ils étaient aussi propriétés de l'État et gérés en délégation de service public, la plupart du temps par les Chambres de Commerce et d'Industrie (CCI), ainsi que des ports « départementaux », plus petits, principalement de pêche et plaisance, à la fonction commerciale très secondaire. Les dernières lois de décentralisation ont transféré la responsabilité des ports nationaux aux collectivités territoriales, Régions et Départements.

 

 

Sur les deux rives du Channel, les trafics des ports de commerce connaissent des situations très diverses et changeantes. Le Havre, 2e port français derrière Marseille, 80 millions de tonnes et 2,7 millions d'EVP en 2007, est le seul à pouvoir prétendre au statut de main port. Les investissements de Port 2000 déjà réalisés et ceux qui suivront devraient lui permettre de le conserver, mais il est seulement au cinquième rang européen pour le trafic des conteneurs derrière les ports de la mer du Nord, loin de Rotterdam le premier (407 millions de tonnes et plus de 10,7 millions d'EVP en 2007) et même de Brême le quatrième (4,9 millions d'EVP). Les projets d'extension de tous ces ports du Maasvlakte 2, pour Rotterdam, à Wilhelmshaven pour Brême laissent entrevoir la pérennisation de ce classement dans le meilleur des cas.

Avec 41 millions de tonnes, Southampton, seulement 5e port du Royaume-Uni, est son principal port sur la Manche : 1er pour le trafic de véhicules, 1er port de croisière, 2e port conteneurs, 4e port pétrolier et port important du trafic ferry. Port d'attache de la Cunard et de P&O, port d'escale de Carnival, le plus grand croisiériste mondial, Southampton représente 40 % du marché de croisière européen avec plus de 750 000 passagers par an.

Rouen (22,2 millions de tonnes en 2007) est avant tout un port « régional » dans la mesure où son activité est associée à l'approvisionnement et aux débouchés du Bassin Parisien, ce qui lui vaut d'être au 2e rang mondial des ports céréaliers derrière Chicago. Douvres et Calais, les ports « jumeaux » du détroit, occupent la première place pour le trafic transmanche. En 2007, ils ont dépassé chacun les 40 millions de tonnes qui transitent sur plus de 2 millions d'ensembles routiers et leur nombre de passagers, en baisse depuis l'ouverture du tunnel, s'élève encore aux environs de 12 millions chaque année.

Les autres ports se classent parmi les ports secondaires. Les plus importants sont ceux qui assurent, sur des lignes régulières, le trafic transmanche de fret et de passagers. Dieppe, Caen, Cherbourg, Saint-Malo et Roscoff sur la rive sud, Newhaven, Portsmouth, Poole, Weymouth et Plymouth sur la rive nord figurent dans cette catégorie. Leur tonnage est toujours inférieur à 4 millions de tonnes dont au moins les trois quarts sont liés à leur activité transfrontalière.Enfin, Brest, Cherbourg, Portsmouth et Plymouth ont en commun d'avoir été jusqu'à une date récente de grands ports militaires et de vivre avec difficulté une reconversion partielle résultant de la réduction des navires, des arsenaux et de leurs personnels. Tous les quatre ont entrepris avec un certain succès de s'ouvrir au tourisme à partir de grands investissements exploitant leur patrimoine et la biodiversité marine.

L'augmentation du commerce maritime mondial au rythme annuel de 3 à 5 % a été interrompue par la crise économique de 2008 mais est une tendance de fond, les navires sont de plus en plus grands, la concentration des opérateurs suit celle des trafics, la réduction du nombre de ports capables de les accueillir et de les traiter efficacement se généralise sur tous les ranges et accentue la concurrence entre ceux qui peuvent prétendre faire partie du petit cercle des « élus ».

Les ports de Felixstowe, Thamesport et Southampton sont en concurrence directe pour le trafic de conteneurs. La compétition se joue pour être et rester le hub principal du Royaume-Uni sur la Manche ainsi que pour ne pas abandonner plus de trafic aux principaux concurrents européens, aux premiers rangs desquels Rotterdam, Bremerhaven, et pas moins qu'eux, Le Havre. Au cours des années 1990, tous ces ports ont œuvré à développer de nouvelles capacités pour recevoir des navires plus grands, plus larges et à plus fort tirant d'eau. Chaque projet d'extension a suscité inquiétudes et réactions sur le plan écologique, réactions d'autant plus vives que le contexte des classements Natura 2000, lié aux directives européennes de 1992, en avaient soutenu la préoccupation et créé les conditions d'expression. Port 2000, le projet d'extension du Havre, avait été annoncé en 1995 et Dibden Bay, celui de Southampton, l'avait été peu après en 1997. Les lobbies se sont additionnés contre Dibden Bay. La conjugaison de la protection des sites et du lobby foncier a été particulièrement efficace. En dépit du gros travail de prise en compte de l'environnement par le projet, celui-ci a été rejeté en 2006 et on peut douter que la prochaine génération de navires puisse atteindre le port de Southampton.

Dans cette compétition, seul Le Havre semble aujourd'hui assuré de garder sa place parmi les main ports du range nord-ouest. Encore faudra-t-il pour cela conforter l'élargissement de son hinterland au-delà du seul Bassin Parisien en veillant à créer ou à moderniser des corridors routiers, ferroviaires et fluviaux qui ne sont pas encore suffisants pour garantir cet objectif. Dans le même temps, l'extension et l'amélioration des installations portuaires et de leur fonctionnement restent une priorité impérative pour pouvoir développer la fonction de hub et pratiquer, au bénéfice du plus grand nombre de destinations maritimes en Europe du nord-ouest, un « feedering » actif et conforme aux attentes des agents et de leurs clients. Un seuil en dessous, Southampton a exactement les mêmes problèmes de relation avec son hinterland à régler, la façon dont ils s'articuleront entre eux jouera également sur la trajectoire de chacun.

L'avenir du port de Rouen s'inscrit dans un autre challenge, son destin demeure celui d'avant-port de Paris et du Bassin Parisien et ses limites seront d'abord liées aux conditions d'accès nautiques. Les travaux programmés en 2008 afin d'uniformiser le chenal d'accès à la cote -11,50 m pour 185 millions d'euros confirment les problèmes rencontrés par les vraquiers qui viennent charger du blé dans le second port céréalier du monde. Sachant qu'un porte-conteneur Panamax de 4 500 EVP demande déjà 12 mètres de tirant d'eau, Rouen dans ce domaine restera fréquenté par les navires intermédiaires (1 000 à 4 000 EVP) qui conviennent aux lignes intra-européennes et africaines aussi longtemps qu'ils trouveront un avantage dans la pratique de la rupture de charge au terme d'une longue navigation fluviale.

Pour les ports transmanche, l'avenir dépend pour le fret de leur condition de liaison routière vers les origines et destinations des camions qu'ils transportent et pour les passagers de la concurrence des relations aériennes low-cost qui se multiplient vers les pays et les régions méridionales fréquentées par les touristes britanniques. Tant que le trafic routier s'accroît leur concurrence demeure raisonnable et il y a place pour de nouvelles lignes et de nouveaux ferries. Si un jour les discours sur la substitution des autoroutes de la terre par les autoroutes de la mer devenaient réalité, et que l'essentiel du transport de la péninsule Ibérique aux îles Britanniques se fasse en ligne droite à travers le golfe de Gascogne, les capacités de transport ro-ro se révèleraient excédentaires et les moins performants des ports normands et bretons connaîtraient de graves difficultés. En Grande-Bretagne, seul le port de destination de ces autoroutes maritimes serait gagnant.

Pour tous les ports secondaires, tant en France qu'en Angleterre, les autres voies de développement résident dans l'exploitation de « niches » le plus souvent associées aux spécialisations économiques de leur proche hinterland, à moins que ce soit inversement la présence et le dynamisme du port qui fasse naître une production agricole ou industrielle ayant recours à ses services. C'est ainsi que ces « petits ports », trop souvent méprisés et quelquefois condamnés dans les propos technocratiques de ceux qui ne s'intéressent qu'aux plus grands et prônent la concentration à leur profit, constituent des outils essentiels d'un aménagement harmonieux du territoire. La décentralisation doit permettre de les valoriser au mieux. Encore faut-il que les pouvoirs publics locaux soient accompagnés dans cette ambition par une réelle adhésion des acteurs économiques et sociaux. L'exemple des initiatives qui ont abouti à la création de la Fédération des Ports Régionaux et Locaux de la Manche dans le cadre de l'Arc Manche et du programme EMDI illustre parfaitement les possibilités d'actions communes qui s'imposent pour envisager pérennité et efficacité de ces outils portuaires.

Certes, la compétition avec les ports du monde hanséatique, tous situés derrière la porte du détroit, semble aux avantages de ces derniers et les efforts pour leur reprendre des parts de marché ou seulement pour ne pas en perdre doivent être considérables. Ils relèvent autant des aménagements et des modes de fonctionnement portuaires que des infrastructures de communication multimodales avec des hinterlands élargis au-delà des périmètres d'influence régionaux et nationaux.

Pour autant, d'autres pistes de réflexion et d'action existent à l'échelle de cette « petite mer » à condition qu'elle prenne elle-même conscience de son entité, de ses spécificités et de ses moyens d'agir sur le mode d'une coordination renforcée, voire d'un réseau formalisé ou non. C'est cette révolution culturelle qui peut soutenir le développement des ports sur les deux rives et le progrès des économies qui en dépendent en France comme en Angleterre.

Le Havre pourrait être au cœur du réseau (ce qui ne veut pas dire à sa tête) avec un premier cercle de partenaires qui s'appelleraient Southampton, Rouen et sans doute Paris (Port autonome), le second cercle incluant tous les autres ports de la Manche centrale. Des objectifs majeurs à partager et des stratégies concertées précèderaient d'éventuelles spécialisations ou répartition des tâches.

Deux tendances lourdes de l'évolution du transport maritime pourraient aussi constituer des atouts à valoriser dans ce secteur de la Manche : la prise en compte des impératifs de sécurité et la course au gigantisme des navires, d'abord des porte-conteneurs. Malgré les mesures prises pour la séparation des couloirs de navigation, les risques demeurent et leurs conséquences s'aggravent avec la croissance de la taille des navires. Les interventions préventives devraient se multiplier et la gestion de la sécurité maritime, avec ses innovations technologiques et ses emplois induits, doit s'imposer comme une vocation prioritaire de la Manche centrale et de ses ports.

Les dix navires de la série Emma-Maersk, livrés pour une capacité de 10 000 EVP et capables d'en porter 13 500, sillonnent les mers entre l'Asie, l'Amérique et l'Europe. Leur tirant d'eau de 16,50 mètres (celui de l'accès à Rotterdam) pose déjà des problèmes à de nombreux ports. Les études des chantiers vont plus loin pour imaginer les « Malacamax » d'une capacité de 18 000 EVP et d'un tirant d'eau de 21 mètres. Or, la bathymétrie de la Manche révèle que les profondeurs de plus de 50 mètres s'interrompent au niveau d'une ligne Le Havre-Southampton et qu'elles se réduisent au niveau du détroit aux environs de 30 mètres avec des bancs de sables qui se déplacent dans la zone des 10 à 20 mètres de profondeur. Dans ces conditions, pour les géants des mers, vraquiers, pétroliers, méthaniers et bien sûr d'abord pour les porte-conteneurs, le cœur de la Manche centrale ne serait plus un lieu de passage très fréquenté mais une destination et un site de ship-to-ship, la tête de pont d'un feedering généralisé à l'échelle de l'Europe du nord et du nord-ouest.

Quel port pourrait exercer cette fonction ? Évidemment, aucun de ceux qui existent aujourd'hui mais un port flottant, à l'image des quais flottants de Hong Kong, conçu, construit et géré par un consortium réunissant tous les ports de la zone réunis autour du Havre et de Southampton avec les grands opérateurs mondiaux… le vrai port de l'Europe.

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