Des finisterres au détroit
Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith
À la lecture d'une carte, la mer qui sépare les deux côtés de la Manche ne peut dissimuler leur évidente continuité géologique. Il existe une symétrie et une ressemblance certaines entre les paysages en remontant d'Ouest en Est pour arriver à l'anticlinal dénudé entre le Weald et le Boulonnais.
D'un point de vue géologique, l'espace Manche comprend les deux principaux ensembles de l'Europe : à l'Ouest, les vieux massifs hercyniens - à noyau plus ancien de précambrien - érodés des péninsules ; à l'Est, les bassins sédimentaires plus récents et les prolongements de la grande plaine d'Europe du Nord. Les deux côtés ont connu les diverses phases qui ont donné naissance au relief montagneux durant l'ère tertiaire. Ces mouvements de la terre, d'époques très éloignées, les dernières ondes de l'épisode alpin, ont produit les inflexions douces des couches sédimentaires qui, sous l'effet de l'érosion différentielle, se sont transformées en escarpements et vallons. Plus tard, les glaces du quaternaire qui couvrirent à peine le nord de ces régions, y laissèrent sur leurs marges des dépôts de lœss.
Les vestiges érodés du vieux système montagneux, dans les deux péninsules de l'Ouest, font ressortir de larges surfaces de granite. En Cornouailles et dans le Devon, elles percent la surface en batholithes aux formes arrondies. En Bretagne, elles forment de longues crêtes rectilignes qui suivent les lignes du plissement armoricain. La plus grande part des matériaux de surface des deux côtés sont constitués de vieux sédiments, schistes, grès et sables de cohérences différentes. Les formes douces des plissements d'un synclinal est-ouest, côté anglais, rappellent celles du bassin de Châteaulin, côté français. Partout, des cycles d'érosion prolongés et répétés ont réduit les altitudes moyennes.
Les falaises plus hautes des bordures nord des deux péninsules sont le résultat de mouvements tectoniques de la fin du tertiaire. Transgressions marines, surrections, basculements, montées et retraits des mers se sont succédé pendant des millions d'années. C'est ainsi que sont nées ces côtes profondément découpées, ces rias – aber, en breton – estuaires envahis par les eaux que l'on ne voit mieux nulle part ailleurs que dans le Finistère. Sans la protection des roches plus dures de la presqu'île de Crozon, la grande anse formée entre la pointe de Saint-Mathieu et la Pointe du Raz serait même plus large. Sa partie Nord, la rade de Brest d'aujourd'hui, constitue le plus grand port naturel de France. Les promontoires de granites et de gneiss, s'élevant parfois jusqu'à 100 mètres de haut, font la particularité de la côte bretonne et du Cotentin, ainsi que celle des Lands End, seuls de leur genre côté anglais. Au cap Lizard, affleurent, et c'est le seul endroit au nord-ouest de l'Europe, les vieux restes de la croûte océanique qui formait la suture de l'océan précédant la formation de la chaîne de montagnes hercyniennes.
Les paysages caractéristiques de la partie Est de l'espace Manche sont tout à fait différents, là ce sont les ondulations douces de faibles reliefs qui prévalent, des successions de collines basses et de plateaux ouverts séparés par de larges vallées. Il s'agit d'une série de bassins synclinaux, chacun avec son bassin hydrographique.
L'alternance d'escarpements et de vallons et l'association d'un substrat rocheux et de paysages dont l'origine, elle, est culturelle, ont donné naissance à des entités régionales aussi diversifiées que le Weald du sud-est anglais et le Bassin Parisien. De tous les dépôts superficiels, les plus importants sont les limons, avec des avancées jusque sur la côte nord de la Bretagne et la côte sud anglaise. Ces terres très fertiles de la Beauce, la Brie, la Picardie ou l'Artois comptent parmi les plus renommées d'Europe pour leur fertilité.
La séparation définitive de l'archipel britannique du continent est relativement récente. Dans la dernière période glaciaire, c'est-à-dire déjà dans la préhistoire, il existait un vaste golfe ouvert sur l'Atlantique à l'emplacement de ce qui est aujourd'hui la Manche Ouest. L'interprétation d'images sonar haute résolution a révélé l'existence d'une grande paléo-vallée, de 10 km de large et 50 m de profondeur sur toute la longueur de la moitié Est de la Manche. Celle-ci résulte de l'énorme masse d'eau lâchée par la rupture de la crête Weald-Artois qui retenait l'immense lac de fonte des glaciers du Nord. La vague dévastatrice fit une profonde balafre dans le lit calcaire, il y a plus de 400 000 ans. Il s'agit, probablement, de la première des deux méga-inondations qui ont déferlé lors des différents épisodes glaciaires et qui ont modifié le tracé du système combiné jusqu'alors du Rhin et de la Tamise traversant la Manche.
À la suite de l'importante élévation du niveau de la mer survenue depuis les dernières glaciations, le trait de côte de la Manche a connu des changements tout à fait substantiels, ces changements se sont poursuivis dans la période historique. Cette évolution est lisible sur les innombrables cartes marines réalisées au cours des 500 dernières années. Ces modifications du trait de côte ont été le fait de submersions, sous diverses variantes, qu'elles résultent d'érosion ou de dépôts de matériaux. L'érosion marine dans la partie basse, c'est-à-dire ouest de la Manche, a été fortement ralentie par la grande résistance des reliefs granitiques et d'autres affleurements du paléozoïque. Au contraire, plus en amont, c'est-à-dire à l'Est de la Manche où les rivages sont sculptés dans du calcaire beaucoup plus tendre ou d'autres matériaux sédimentaires, les valleuses – vallées suspendues – de l'East Sussex et du Pays de Caux témoignent de l'action des vagues et du rythme rapide du recul du trait de côte.
Le Cotentin reflète bien la combinaison des différents processus qui ont été à l'œuvre. Sa forme rectangulaire est due, en partie, aux lignes de faille qui donnèrent également naissance aux îles Anglo-Normandes, il fait émerger les roches les plus anciennes d'Europe occidentale (2 milliards d'années) ; il constitua lui-même, un temps, une île qu'un mouvement tectonique de surrections rattacha plus tard au continent. Les submersions qui concernèrent l'ensemble de la Manche transformèrent les terres basses de la base de la presqu'île en marais. Plus généralement, le comblement des baies et des estuaires par apport de matériaux a fortement redessiné le trait de côte dans les deux derniers millénaires. Ainsi autour du détroit, des deux côtés, on peut aisément lire l'ancien rivage marqué par l'alignement des falaises mortes. Aujourd'hui, Dungeness est le plus grand cap de la côte anglaise constitué de galets, constamment remodelé sous l'effet du flot. Il ne constitue qu'une petite partie du vaste déplacement de matériaux essentiellement orienté Ouest-Est.
À l'époque médiévale, cette géographie changeante a joué un rôle non négligeable dans l'évolution des ports de la Manche. Par exemple, l'envasement des Cinque Ports (Kent-Sussex) donna l'avantage à la partie ouest de la Manche où le rivage était plus stable, les mouillages à la fois plus profonds, mieux protégés et plus proches de l'océan.
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