La pêche dans le golfe normand-breton
Christian Fleury
La production halieutique dans le golfe normand-breton
Entre Granville et Cherbourg, environ 270 bateaux et 600 hommes fréquentent les parages de Jersey et Guernesey toute ou partie de l'année suivant le type d'activité qu'exercent les navires. En intégrant les hauturiers de Port-en-Bessin et les cordiers de St-Vaast, près de 300 unités pour le département de la Manche (70 % de la flottille) et 25 pour le Calvados sont concernés par l'évolution de la dynamique territoriale dans cette zone.
Degré de dépendance aux zones de pêche litigieuses de la production de Carteret à Granville
TOTAL | 10800 | 166 | |
Tonnage | C.A. (en MF) | % de dépendance | |
Poissons | 1 800 | 21 | 50 |
Praire | 800 | 20 | 30 |
Bivalves | 2 400 | 8,4 | 30 |
Bulot | 10 000 | 35 | 60 |
St-Jacques | 290 | 3,5 | 50 |
Vanneau | 470 | 2 | 100 |
Araignée | 1 200 | 14,5 | 50 |
Tourteau | 1 250 | 13,8 | 70 |
Homard | 110 | 11 | 70 |
Etrille | 110 | 1,7 | 10 |
Seiche | 3 000 | 30 | 60 |
La diversité des apports constitue un élément important de la filière pêche dans cet espace maritime. La large gamme des métiers qui y sont pratiqués (caseyeurs, fileyeurs, dragueurs, chalutiers de fond et pélagiques) est liée à la très grande diversité de la ressource, qu'il s'agisse de coquillages, de crustacés, de céphalopodes ou de poissons. La criée de Granville, dixième port français en tonnage et quatorzième en valeur, est considérée comme l'une des plus polyvalentes du pays. Or, la quasi-totalité des espèces extraites des eaux du golfe, est concernée, à des degrés divers, par les litiges sur les zones de pêche opposant les îles Anglo-Normandes et les pêcheurs normands. Ceux-ci considèrent les relations chaotiques avec les îles comme une épée de Damoclès permanente suspendue au-dessus d'un secteur économique dont le poids ne cesse de croître dans l'économie littorale. Cette incertitude est la résultante de l'étonnante complexité spatio-juridique du golfe normand-breton
La complexité spatio-juridique du golfe normand-breton
Ni la lecture d'une simple carte du golfe normand-breton, ni la vue d'une photo satellite ni encore le panorama offert au promeneur ne peuvent rendre compte de l'enjeu spatial tissé au fil des siècles que constitue cet agréable paysage marin. La « sphère anglaise » campe dans le golfe depuis le rattachement des cent quatre-vingt-quinze kilomètres carrés à la Couronne britannique. Jusqu'en 1815, la présence de ce « corps étranger » dans l'échancrure littorale française avait entraîné maints conflits armés. Les oppositions se nouent désormais dans les champs économique et territorial, notamment dans le domaine halieutique.
Le régime de la baie de Granville
La volonté de mettre fin aux désordres occasionnés par les différends entre pêcheurs français et jersiais débouche en 1839 sur la signature d'une Convention dite « de la baie de Granville ». Notons au passage l'aspect inusité de cette appellation que l'on ne retrouve nulle part ailleurs. Son manque de consistance sémantique dans la toponymie courante est à l'avenant du caractère flou de l'espace qu'elle est censée définir. Quoiqu'il en soit, cet accord régit depuis plus de cent cinquante ans la pêche entre Jersiais et continentaux dans une zone approximativement délimitée au Nord par une ligne Carteret-Jersey et à l'Ouest par une ligne Jersey-les Minquiers-pointe du Grouin. Son principe est relativement simple. Trois zones dont deux exclusives furent retenues :
- Celle comprise entre la ligne brisée A/K et le continent. Seuls les pêcheurs français ont le droit d'y travailler. Elle ne constitue pas une limite territoriale ; elle n'est pas non plus une ligne d'équidistance, d'ailleurs non définie à ce jour.
- Une zone exclusive à Jersey à l'intérieur des trois milles.
Entre les deux limites, le principe d'une mer commune est acquis.
Les remises en cause insulaires
Les conflits ne sont pas de même nature selon qu'ils opposent les Français à Jersey ou à Guernesey.
Avec Jersey
La décision de la Cour internationale de justice de La Haye en 1953 octroyant définitivement les plateaux des Minquiers et des Ecrehous à la Couronne qui les rétrocéda aussitôt au bailliage de Jersey, est le facteur déclenchant des ambitions insulaires visant à étendre leur contrôle sur une portion de plus en plus importante de la mer commune. Depuis, forts des bastions avancés acquis en 1953, les Jersiais ont entrepris un grignotage de la mer commune en s'appuyant sur le moindre caillou ou banc de sable découvrant aux marées les plus fortes pour étendre la zone maritime dont ils assurent la surveillance (zones roses autour des Minquiers, au Nord et à l'Ouest de Jersey). Au nord de l'île, les Paternosters ou les Dirouilles constituent des points d'appui modestes mais, selon les insulaires, opérant pour projeter leur souveraineté sur une part toujours plus importante de la mer commune définie en 1839. On voit ce que la décision de 1953 portait en germe : Jersey exerce ses contrôles, voire restreindrait ou interdirait l'accès aux pêcheurs normands à des zones pouvant se situer à dix-huit kilomètres de Jersey et à six kilomètres du continent dans le secteur de Carteret. En effet, les propositions insulaires de 1992 visaient essentiellement à étendre le secteur de pêche exclusivement réservé à Jersey en repoussant la limite à six milles et en interdisant les Écréhous aux Français. L'accès au plateau des Minquiers leur aurait également été limité. Assorties de tentatives de mise devant le fait accompli, elles sont de nature à alarmer les pêcheurs de Granville et de la côte Ouest puisque, on l'a vu, elles concernent des secteurs traditionnels de leur activité.
Avec Guernesey
La Convention des Pêches de Londres avait, en 1964, étendu la zone exclusive de Guernesey à six milles marins tout en réaffirmant le maintien du régime particulier en matière de pêche datant de 1839 pour le secteur dit de l'Etac de Sercq. Elle coupait ainsi court aux tentatives britanniques de renégociation dans ce domaine.
Mais les accords franco-britanniques du 17 juillet 1992 remettent en cause la présence française dans le Banc de la Schôle ou « haricot », dans l'Est de Guernesey et dans l'Etac de Sercq, au Sud de l'île. Or, ce sont encore des secteurs essentiels pour les Normands, le premier pour sa richesse en poissons et en crustacés et le second parce qu'il constitue le principal gisement d'olivettes dont ils retirent de 1 000 à 1 500 tonnes par an. La colère et l'incompréhension des pêcheurs normands sont d'autant plus fortes que le gouvernement français a accepté sans les consulter leur éjection du Banc de la Schôle. Le probable troc à l'origine de cette décision – gain territorial pour les Anglais contre appui du ministre britannique des pêches à la position française sur une négociation européenne – illustre à la fois la dépendance dans laquelle se trouvent les pêcheurs continentaux et la complexité du jeu mettant en scène pêcheurs normands, bretons, jersiais, guernesiais, autorités françaises, anglaises, des deux bailliages et instances européennes.
Un statut juridique évasif
L'ambivalence du statut juridique des îles explique en grande partie les difficultés à trouver un terrain d'entente sur les zones de pêche : les deux bailliages, on l'a vu, sont rattachés à la Couronne mais pas au Royaume-Uni. Les accords, lors de l'adhésion de celui-ci à la CEE en 1973 et de la création de l'Europe Bleue en 1983, sont évasifs, ou laissent pour le moins la place à des interprétations fluctuantes, en ce qui les concerne. Jersey et Guernesey ne sont ni membres de l'Union européenne, ni membres associés, ni pays tiers ! Leurs relations avec le Royaume-Uni et, partant, avec les instances européennes et les autres pays, se traitent dans les arcanes discrets du Conseil particulier de la Reine. Il convient également de signaler que, une fois de plus, l'entité « îles Anglo-Normandes » n'est pas opérante. Les relations conflictuelles entre continentaux et îliens sont de nature différente selon qu'il s'agisse de Guernesey ou de Jersey, eux-mêmes d'ailleurs parfois en désaccord.
Chacun des protagonistes démêle à sa façon l'écheveau juridique : les pêcheurs granvillais et de la côte Ouest du Cotentin s'accrochent aux accords de 1839, en admettent un dépoussiérage justifié notamment par la protection de la ressource et la définition de règles une fois pour toute établie, alors que les îliens jouent sur l'ambiguïté pour avancer leurs pions. Nous sommes ici en présence d'un cas de figure exceptionnel, très au-delà d'un classique différend bilatéral. La situation actuelle est la résultante de l'imbrication spatiale et de la surimposition juridique de statuts et d'accords pouvant être interprétés de façon contradictoire. Ainsi pour le Banc de la Schôle et l'Etac de Serq, secteurs situés entre six et douze milles de leur île, les Guernesiais s'approprient le droit de contrôle qui devrait être exercé par les Britanniques. Du droit de contrôle à la limitation voire à la remise en cause du droit de pêche, il y a un pas que les insulaires semblent disposés à franchir dès qu'ils estiment pouvoir le faire.
Cependant, la multiplication des incidents avec Guernesey, parfois largement médiatisés, faisant craindre des développements plus graves, a incité les protagonistes à accepter en août 1994 le principe d'un modus vivendi.
Le modus vivendi avec Guernesey
Proposé aux professionnels par les Autorités françaises et britanniques, le modus vivendi, par définition ne visait pas à régler les problèmes de fond, mais constituait un accord préalable, en l'occurrence valable un an et renouvelable. L'accord était basé essentiellement sur le principe des concessions mutuelles. Il prévoyait, en échange de l'accès des caseyeurs guernesiais au Nord du cap de la Hague et dans la zone de six à douze milles autour de Roches-Douvres, l'autorisation pour les Français de continuer leur activité dans le Banc de la Schôle et dans l'Etac de Sercq.
Bien accepté par les pêcheurs granvillais et de la côte Ouest, prorogé jusqu'en novembre 1995 puis octobre 1996, il a fait l'objet de réticences de la part des Bretons et des Cherbourgeois qui étaient les premiers concernés par les concessions faites à Guernesey. Du côté anglo-normand, c'est un solide rejet qui prévalait de la part des autorités. Cette attitude a débouché à l'automne 1996 sur la dénonciation unilatérale de l'accord par Guernesey. Cette décision semble indiquer une volonté tenace de remise en cause non seulement du modus vivendi par Guernesey mais plus radicalement du régime de la baie de Granville par les deux bailliages. Dans ce but, ils pratiquent toujours un jeu subtil, mêlant diversité des arguments juridiques, contrôles ressentis comme de la provocation, politique du fait accompli mais parallèlement aussi, volonté affichée de dialogue, dans le cadre du Comité de Gestion.
Le Comité conjoint de gestion de la baie de Granville
La création de cet organisme en 1996 représente le volet intégrateur d'une situation par ailleurs éminemment conflictuelle. Il rassemble aux côtés des pêcheurs bas-normands, bretons et jersiais, des représentants des administrations insulaires et françaises et des scientifiques (IFREMER). Sa principale raison d'être est la définition de règles communes de gestion de la ressource :
- contrôle de l'effort de pêche,
- instauration de licences,
- interdiction des casiers dits « à parloir »,
- règles de cohabitation entre les différents métiers,
- harmonisation des tailles minimales de capture,
- périodes de fermeture.
La situation en avril 1998
On peut considérer qu'elle n'est pas vraiment clarifiée. Le modus vivendi avec Guernesey a volé en éclat en octobre 1996, les insulaires n'ont plus accès au Box de la Hague et au Nord des Roches-Douvres et les continentaux ne disposent plus que d'un usage restreint (quatre bateaux granvillais et dix carteretais sur le Banc de la Schôle proprement dit et non sur la totalité du « haricot ». Les ressentiments continentaux sont périodiquement alimentés par des arraisonnements, voire les emprisonnements jugés abusifs. La délégation de justice, octroyée à Guernesey pour des infractions commises dans des eaux relevant de la juridiction du Royaume-Uni est particulièrement mal ressentie dans la mesure où elle expose les justiciables à des pratiques restrictives en matière de droit de la défense et à une lourdeur dans les sanctions considérées comme disproportionnées par rapport à des infractions plus ou moins étayées.
La collision des motivations – souveraineté, impératifs économiques, gestion de la ressource – dont on peut émettre l'hypothèse qu'elles s'exercent de façon différenciée selon que l'on se place du côté insulaire ou continental, s'inscrit dans un espace dont les discontinuités, territoriales et concernant les droits de pêche sont actuellement en discussion. Ces deux types de limites – territoriales et professionnelles – doivent, selon les pêcheurs continentaux, absolument être déconnectés au titre de la pérennité de pratiques et de fréquentation historiques. Mais, toujours selon eux, accord sur la ligne-frontière avec Jersey et « toilettage » de la baie de Granville doivent être simultanés. C'est l'enjeu de la période à venir.
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